vendredi 16 novembre 2012

Aidons joyeusement les grandes surfaces à adopter une éthique !


La grande distribution est en crise, les ventes baissent et on assiste à une guerre ouverte entre enseignes. Ça se passe à coups de baisses de prix, de promotions et de facilités de paiement. Même Leclerc qui fut, au nom des prix bas, le grand pourfendeur des promotions s’est mis au « BOGOF »(1) (un gratuit pour un acheté).

Le marketing s’est imposé dans les grandes surfaces. La raison en est facile à comprendre : ces cinquante dernières années en France, l’abondance venant, les magasins se sont multipliés, offrant aux consommateurs un large choix de lieux d’achat. Si ce choix reste limité dans les zones isolées, dans nombre d’agglomérations urbaines il y a pléthore.
Parlant de marketing, en quoi cela consiste-t-il ? Selon la doctrine, à créer de la valeur pour les clients et pour l’entreprise. Cela bat en brèche l’idée reçue que le marketing consiste à vendre très cher des produits inutiles à des pauvres gens qui n’en ont pas les moyens… Alors en quoi consisterait le fait « d’être éthique en marketing » ? A créer et à vendre des produits utiles à la société, tout en respectant les clients et l’autonomie de leurs choix, si on adapte à l’ère moderne et si on résume en une seule phrase (!) les philosophies majeures du 18ème siècle(2) Ajoutons à cela une autre vision, sociétale, plus récente(3) de l’éthique disant qu’il ne faut pas accroître le fossé entre riches et pauvres…
De cet ensemble, on peut augurer que la conjoncture actuelle devrait produire de bons effets pour les consommateurs d’autant plus que l’axe principal de la compétition est le prix. D’ailleurs, Leclerc encore propose on-line un comparatif de tous les prix. Tout va bien donc, l’éthique est en marche, le mouvement d’ensemble est socialement et économiquement utile, et le consommateur sera respecté. Réellement ? Eh bien, pas du tout, comme on va le voir.
Disons qu’à titre personnel, on arbitre ses courses entre un supermarché de taille moyenne – achats « à pied » -  et, moins fréquemment, un grand hypermarché à 12 km de là, en utilisant la voiture (la distance de 12 km a de l’importance comme on le verra). Donc, lors de cette rentrée 2012, mon supermarché Simply Market arbore une large banderole qui trône, qui arrête et intrigue le chaland : « si vous trouvez moins cher ailleurs, on vous rembourse dix fois la différence ». Dix fois ! On a vu assez souvent deux, parfois trois, mais dix fois, ça mérite de garder la promesse en mémoire. Ce qu’on fit. La même promesse, détaillée sur le site national de l’enseigne, indiquait en outre que cela vaut sans limite de quantités sauf pour les boissons alcoolisées, catégorie où elle ne s’engageait à rembourser qu’une seule unité de produit. Il se trouve par ailleurs que l’on est addict au chocolat noir à 70% et fidèle à une certaine marque. Lors d’une visite à mon hypermarché Auchan, on en acheta trois tablettes, à 1,08 euro pièce.
Lors de la visite qui suivit au supermarché de proximité, on ne manqua pas de jeter un œil sur le prix de ces tablettes : 1,21 euro ! Treize centimes de différence… Un calcul rapide montrait que le supermarché devrait rembourser 1,30 euro par tablette, c’est à dire plus que le prix. Il fallait tester la promesse ! On imprima donc le règlement relatif à la promesse et on y attacha le ticket de caisse de l’hypermarché. On vérifia et imprima la distance par la route entre le supermarché et l’hypermarché, le règlement statuant qu’il faut une distance inférieure à 15 kilomètres. Au supermarché, on vida le rayon (il restait 10 tablettes), on paya et on a présenta le dossier à la chef caissière.
Tout ce qui suit est vrai, et montre que l’éthique en distribution ne va pas de soi, qu’elle n’y est pas toujours au cœur des valeurs, attitudes et comportements : ce fut une vraie épreuve et il fallut batailler ferme, montrer successivement que l’hypermarché était éligible, qu’il appartînt au même groupe que le supermarché n’y faisait rien, qu’il était bien dans le périmètre, que l’on devait (règlement oblige) rembourser non pas une seule tablette mais dix, etc. Il fallut pour cela vingt minutes, deux allers-retours entre le directeur du magasin et la chef caissière, bien du calme et de la patience. Mais le remboursement eut lieu finalement.
En réalité l’histoire commence seulement là. Au-delà de l’éthique, la doctrine du marketing moderne place le client « au cœur » de l’entreprise ; ici ça n’était vraiment pas le cas et, par conséquent, on envoya un courriel au Siège de l’enseigne pour faire part de quelques remarques. On reçut très vite deux réponses, l’une directement du Siège, l’autre du directeur du supermarché, tous les deux s’excusant du désagrément, souhaitant que l’on persiste à faire bénéficier le magasin de sa clientèle et disant qu’on allait faire en sorte qu’une telle aventure ne se reproduise plus… Bonne nouvelle ! Mais, au bout de deux jours, on alla surveiller le prix du chocolat au supermarché : inchangé… La banderole « on vous rembourse dix fois » était toujours là. Bizarre… Alors de retour chez soi, on vérifie sur le site national de l’enseigne le règlement de la promesse de remboursement, et on constate avec stupeur qu’il a changé. Désormais, la limite quantitative d’une unité de produit par jour et par foyer, auparavant restreinte aux alcools, est étendue à tous les produits… Effectivement « l’aventure » ne pourrait plus se produire… et l’éthique venait d’en prendre un coup.
Une seconde de réflexion a suffi à comprendre qu’il ne faudrait plus s’occuper de chocolat mais, au contraire, qu’on devait tourner son regard vers des produits à prix unitaire élevé, comme un vieux whisky par exemple. On nota alors dans le supermarché le prix d’un vieux blend affiché à 42,20 euros, on constata qu’il était vendu à 39,99 euros à l’hypermarché et on se fit établir une pro-forma par celui-ci. On acheta illico le vieux blend au supermarché et on se fit rembourser 22 euros, d’ailleurs sans histoires cette fois-ci… La « leçon » avait donc porté ? Le supermarché assumait donc désormais les conséquences de la politique de l’enseigne ? La visite suivante montra que non : selon la même ligne philosophique que celle exposée dans les deux courriels précédents, l’aventure du vieux blend ne pourrait effectivement plus se produire… aussi facilement. En effet, le prix de ce whisky n’était plus affiché. Mais alors qu’espérait-on ? Attendait-on, dans un ultime réflexe de défense panique, de voir qui achète, avant d’annoncer le prix ?  Cela frisait l’illégalité, quant à l’éthique, il fallait l’oublier. Avouons modestement qu’on recommença l’opération avec un beau et vieux single malt qui au bout du compte coûta dix euros net. Les cadeaux de Noël étaient en bonne voie !...
Le marketing théorique différencie dans sa méthodologie de communication la « promesse » et la « raison d’y croire ».
Si ce supermarché s’est retrouvé dans cette situation, c’est parce que la politique de l’enseigne est stupide : ses prix sont élevés et dans le même temps elle veut recruter de nouveaux clients par des promesses touchant au prix. D’ailleurs, cette promesse est douteuse car s’engager à rembourser dix fois la différence est une promesse extraordinaire qui implicitement veut faire penser au chaland que le supermarché garantit les prix les plus bas. Ce qui n’est pas le cas. Le marketing théorique différencie dans sa méthodologie de communication la « promesse » et la « raison d’y croire ». On a souvent constaté des promesses non accompagnées de raison d’y croire, mais là il s’agit d’une raison d’y croire (on vous rembourse si…) dont il manque la promesse : en effet, on ne vous promet pas explicitement que les prix sont les plus bas, d’ailleurs c’eut été une promesse fausse et trompeuse comme on l’a vu. L’aventure a montré en outre que l’éthique faisait défaut à la direction du magasin, mais aussi, plus grave, qu’elle faisait défaut au Siège de l’enseigne qui s’est permis de changer le règlement en cours d’opération.
L’enseigne que l’on a « martyrisée » n’est cependant pas seule à pouvoir se retrouver dans la situation où elle s’est mise : Carrefour affiche « les prix bas, la confiance en plus » avec une promesse de remboursement de deux fois la différence. Intermarché s’engage à être « la moins chère sur 250 produits » on-line, ce qui fait penser au motto de Trujillo, gourou ancestral de la distribution : « ilot de pertes dans un océan de profits ». La liste est longue des promesses qu’il faut vérifier pour voir si le consommateur est respecté et si l’information qu’on lui donne permet raisonnablement un choix intelligent et autonome.  Ou bien si le seul but de ces démarches est de fidéliser ses clients et d’en recruter de nouveaux par tous moyens. L’éthique est en balance. Elle l’est d’autant plus si on pense, à l’approche de Noël, aux facilités de paiement liées aux cartes de crédit des enseignes, avec un parcours séduisant qui, en partant de « trois fois sans frais », conduit plus d’un client aux taux abusifs du crédit revolving.

Il faut vraiment aider la distribution à adopter une attitude plus éthique, d’autant plus au moment où la pauvreté s’accroit en France. Un adage américain ne dit-il pas « The poor pay more… » ? – les pauvres paient plus, du fait de leurs nombreuses contraintes d’achat. Et ça n’a jamais été aussi vrai qu’en ce moment.  
Parce que c’est flagrant et très facile et finalement « joyeux », il faut dans un premier temps que ceux qui fréquentent les magasins de l’enseigne martyr poussent jusqu’au bout la logique de sa promesse évidemment douteuse. La punition d’un manque d’éthique en distribution doit d’abord être financière. Mais il faudrait aussi étendre la démarche à toute la distribution alimentaire et opérer une veille indépendante sur toutes les promesses faites. C’est le moment de le faire et d’imaginer les actions de masse qui feront que les grandes surfaces seront progressivement amenées à développer une éthique véritable. Bien sûr il est bel et bon que l’on réfléchisse dans les Groupes à la « responsabilité sociale des entreprises », à force d’écologie et de développement durable. Mais l’éthique véritable, ce n’est pas ça. Elle devrait commencer là où les philosophes du 18ème siècle ont terminé, par le respect des individus, en l’occurrence des clients.
NOTES (1) “Buy one, get one free »… (2) Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Emmanuel Kant (3) John Rawls

Source: Le Cercle les Echos (http://goo.gl/dxpoy)

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