mercredi 27 mars 2013

Le succès des monnaies alternatives


Dans les porte-monnaie de certains Toulousains, des billets aux couleurs flashy - verts, orange ou roses - côtoient désormais les euros. Non que les « sols » (abréviation de « solidaire ») prétendent un jour supplanter leurs congénères européens. Leur ambition est autre : instaurer un système monétaire complémentaire et parallèle plus juste, sans valeur spéculative, non destiné à la thésaurisation, et exclusivement voué à financer des démarches d'économie sociale et solidaire ou de développement durable. Bref, en se voulant un outil respectueux de l'homme et de l'environnement, la monnaie sol se propose tout simplement... de réinventer l'argent. « Mais attention, dit Andrea Caro, chargée de mission sur ce projet, sans tomber dans l'angélisme pour autant ! »
Si ce n'est une utopie, serait-ce un délire altermondialiste ? Pas du tout. Le succès rencontré par le sol depuis le 6 mai dernier, date de son lancement officiel par Pierre Cohen, le maire (PS) de Toulouse, en témoigne. Deux mois seulement après la mise en circulation des coupons, quelque 500 « solistes » (soit le nombre d'adhé­rents escompté au bout d'un an) avaient déjà fait la démarche de se rendre soit au Crédit coopératif, soit au Crédit municipal pour y convertir des euros en sols (1 EUR = 1 sol). Et, dès lors, pouvoir régler une partie de leurs dépenses en « monnaie alternative ».
Pas n'importe où, toutefois. Seuls habilités à encaisser des sols, une cinquantaine de prestataires toulousains - boutiques d'alimentation bio, transports durables (métro, tram, vélo), garages associatifs, librairies et cinémas indépendants, magasins de commerce équitable... - ont dû eux-mêmes commencer par prouver l'adéquation de leur cahier des charges avec la « charte sol » avant de pouvoir intégrer le réseau. Libre à eux, pour écouler ensuite les coupons colorés, de rémunérer en sols leurs salariés, qui à leur tour ne pourront les dépenser qu'au sein de ce cercle vertueux.
« C'est comme jouer au Monopoly ! » s'exclame Sylvie Delpech, la gérante d'un magasin Biocoop qui « récolte » en moyenne 500 sols par semaine et compte bientôt rémunérer ses producteurs agricoles avec. « Sans avoir fait nécessairement de l'économie, les clients comprennent bien de quoi il s'agit : une sorte d'engagement civique ! » Si les jeunes et les femmes adhèrent plus facilement au projet, la clientèle soliste se révèle très variée, réunie par ce point commun : « Les gens en ont ras-le-bol d'être pris pour des idiots, et veulent être rassurés quant à la destination ­finale de leur argent », estime Fabrice Domingo qui, après avoir longtemps travaillé dans la finance, a ouvert la librairie-café culturel Terra Nova il y a sept ans.
<p>Fabrice Domingo, dans sa librairie-café culturel Terra Nova. <font color="#999999">Photo : Guillaume Rivière pour Télérama</font></p>
Fabrice Domingo, dans sa librairie-café culturel Terra Nova. Photo : Guillaume Rivière pour Télérama
Un « ras-le-bol » tel que, loin d'être un cas isolé, le projet toulousain est le dernier-né d'un mouvement qui, depuis la crise financière de 2008, gagne la France à petits pas. Ces ­derniers mois, l'essor est fulgurant : qu'il s'agisse de la « mesure », de l'«abeille », des « lucioles », de l'« occitan » ou de la « bogue », de nouvelles monnaies locales voient régulièrement le jour. Sans compter celles qui pourraient bientôt éclore, au Havre, à Chambéry, à Brest, Angers ou Nantes. Comme si d'un seul coup, la France, longtemps frileuse sur ce sujet - au regard de ses voisins ­immédiats, Angleterre, Suisse, Allemagne, et plus encore de pays phares comme le Brésil ou le Japon -, s'était mise à croire en ces monnaies « complémentaires ».
Si l'économie locale se trouve toujours dynamisée par de telles initiatives (elle l'est d'autant plus que ces monnaies d'échange, vouées uniquement à circuler, perdent un certain pourcentage de leur valeur lorsqu'elles sont reconverties en euros ou qu'elles ne sont pas utilisées dans un bref délai), tel n'est pourtant pas leur objectif premier. « Bien plus qu'un réseau commercial, le sol veut encourager la création d'un réseau humain, constitué d'individus partageant les mêmes valeurs », assure avec ardeur Frédéric Bosqué. C'est cet entrepreneur toulousain, écoeuré, il y a une dizaine d'années, par le dépôt de bilan de sa société après l'abandon de ses partenaires financiers, qui a mis sur pied le dispositif sol dans la Ville rose.
« Le sol est d'abord un projet démocratique, un outil d'éducation populaire qui vise à inciter les gens à se réapproprier leur argent, en leur faisant comprendre que la monnaie est un objet politique », poursuit-il. D'où ce slogan, inscrit sur chaque coupon : « Faites de votre monnaie un bulletin de vote ! » Pour autant, le mouvement refuse tout net d'être politisé : « On est très très loin du gadget gauchiste ! insiste Frédéric Bosqué. Ce projet est trop important pour être récupéré par un parti. »
Le sol n'est guère davantage « un joujou pour bobos qui, en devenant militants, voudraient se donner bonne conscience », souligne Jean-Paul Pla. Adjoint à l'économie sociale et solidaire, il est fier de rappeler que, lors du conseil municipal où il fut voté, le projet sol emporta l'adhésion de presque tous les élus toulousains (y compris de l'opposition : sur 17 voix, seulement 5 abstentions). Homme de terrain, venu sur le tard en politique, il assure qu'à Toulouse « 30 % des solistes sont des gens en grande précarité ».
De fait, le budget global (120 000 eu­ros, entièrement financés par la Ville) prévoit que, chaque mois, une centaine de familles touchées par le chômage reçoivent chacune une allocation de 30 sols. « Apprendre à consommer autrement et devenir un véritable "consomm'acteur" ne doit pas être réservé à une élite », martèle l'élu, qui se félicite par ailleurs que tous les euros déposés au Crédit municipal (en échange de sols) alimentent un compte d'épargne destiné à financer des projets de micro-crédit, pour aider des familles en difficulté.
Une révolution par l'argent ? « Parlons plutôt d'entrée en résistance », nuance Frédéric Bosqué. De fait, ce sont trois grandes figures de la Résistance française - Claude Alphandéry, Edgar Morin et Stéphane Hessel - qui, en juin dernier, ont inauguré les premiers états généraux de l'économie sociale et solidaire à Paris. « Oui, il s'agit bien d'une forme de résistance contre une oligarchie financière : les gens ne veulent plus être prisonniers d'un système parfaitement opaque », affirme Claude Alphandéry, 88 ans, lui-même ancien banquier et économiste.
Les clients au chômage de Fabrice Domingo qui, au début de chaque mois, se rendent à Terra Nova afin d'y acheter pour 30 sols de livres auront-ils remarquéIndignez-vous !, le manifeste de Stéphane Hessel, figurant en bonne place sur le comptoir ? Même si l'explosion des monnaies locales en France n'a encore qu'un impact bien relatif, le philosophe Patrick ­Viveret, ancien conseiller à la Cour des comptes et instigateur du sol en France, en est sûr : « De la même ­façon que les mouvements de résistance sont nés au coeur de la nuit, par petits groupes éclatés -ce qui ne les a pas empêchés de s'unifier pour fonder le socle de la société d'après-guerre -, ces initiatives éparses vont finir par se rapprocher et former un projet ­commun. »

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