vendredi 28 décembre 2012

Fret aérien : la logique du « time-to-market »


Ceux qui m’aiment prendront l’avion
Logistique - Fret aérien
Si la réduction des échanges mondiaux, et notamment avec la Chine, ont sévèrement impacté le fret aérien traditionnel et bouleversé les modèles économiques de la chaîne logistique à revoir leur modèle, la concurrence acharnée sur certains secteurs oblige néanmoins les entreprises à privilégier un mode d’approvisionnement et de distribution fiable et rapide pour s’inscrire dans une stratégie de “time-to-market”, et développer leurs parts de marché. Le fret aérien mondial ne représente que 5 % des marchandises transportées en volume, mais ces flux représentent 35 % de la valeur globale. Des produits à haute valeur ajoutée qui requièrent un traitement logistique particulier, et pour lesquels transporteurs et “expressistes” doivent respecter des normes de sûreté de plus en plus drastiques.
“C’est pour nous une question de vie ou de mort, puisque nous perdons, chaque nuit, l’avance gagnée, pendant le jour, sur les chemins de fer et les navires.” C’est Antoine de Saint-Exupéry avec son célébrissime Vol de Nuit qui donna ses premières lettres de noblesse au fret aérien. Nous sommes dans les années 20, une époque pendant laquelle les mythiques Breguet 14 mettaient deux jours pour acheminer le courrier de Toulouse à Dakar ; 4 500 km de danger, parcourus de nuit et souvent dans des conditions hasardeuses. En 1930, l’aéropostale s’attaque à l’Amérique du Sud avec le survol de la Cordillère des Andes, un trajet qui fut fatal à Jean Mermoz qui disparaîtra en 1936. Quelques années plus tard, pendant la seconde guerre mondiale, les premiers avions tout cargo (DC3 américains) font leur apparition pour acheminer le matériel militaire. Un des exploits les plus célèbres est le pont aérien de Berlin en 1948-1949 : plus de 3,5 millions de tonnes de fret seront transportées en un an par la voie aérienne.
Mais le véritable tournant pour le secteur du fret aérien a lieu avec l’apparition, dans les années 70, des premiers “jumbo jet”, des gros porteurs, à l’instar du Boeing 747 freighter, pouvant assurer des liaisons long-courriers avec à son bord 100 tonnes de fret. Le trafic s’intensifie de manière exponentielle dans les années 80 et 90, la profession se structure et voit apparaître de nombreux commissionnaires de transport qui se spécialisent sur le marché. À tel point qu’entre 1980 et 1999, le fret aérien connaît un développement de 500 %.
Aujourd’hui, si l’activité est en déclin, c’est parce qu’elle est le reflet de la conjoncture. “L’activité fret est un témoin de l’activité économique mondiale car c’est un des premiers secteurs qui subit la crise ou qui en sort”, observe Franck Goldnadel, le directeur de l’Aéroport Paris-Charles-de-Gaulle. En 2009, en pleine crise, les 21 plateformes réparties dans le monde ont encaissé des chutes de trafic allant de 2 à 20 %. Reprise en 2010 avec des taux de croissance de l’ordre de 3 à 33 %. Conséquences de ces fluctuations liées à la volatilité de la conjoncture : les acteurs de la chaîne logistique ont dû repenser leur modèle économique pour survoler les zones de turbulences et trouver ainsi leur rythme de croisière.
Changement de paradigme
La crise a fait évoluer la stratégie des grands transporteurs de fret. Jusqu’en 2007, quand la croissance du secteur avoisinait encore les 5 à 6 % par an, la stratégie était à l’augmentation des flottes tout cargo. Avec la crise, cette stratégie s’est inversée et une tendance a émergé : le transport de marchandises s’effectue désormais à bord d’avions mixtes, c’est-à-dire dans les soutes d’avions de ligne. Dès 2008, la compagnie Air-France-KLM a été contrainte de repenser son modèle économique en travaillant notamment sur l’ajustement de son offre au transport pour suivre la baisse de 20 à 30 % de la demande. “Nous avons fait varier le paramètre que nous pouvions faire varier et nous avons réduit la taille de notre flotte d’avion tout cargo, qui est passée, de 2009 à fin 2011, de 10 à 5 avions.
Aujourd’hui, nous transportons à hauteur de 75 % dans des avions mixtes”, explique Jean-Claude Sénèque, directeur de l’exploitation d’Air France-Cargo.Parallèlement, la compagnie a été contrainte de mettre en place un plan de réduction des coûts, avec un “ajustement relativement important des effectifs en France de l’ordre de 17 à 18 % sur la plateforme de Charles-de-Gaulle.” Le chiffre d’affaires du transport de fret représente aujourd’hui entre 12 et 13 % du CA global du groupe Air France, en légère diminution par rapport à 2011 en raison du contexte du marché. Sur l’année 2010-2011, 726 000 tonnes de fret ont été transportées.
Avec la crise économique et la flambée du baril de pétrole, rentabiliser l’activité “tout cargo” est devenu extrêmement difficile. “Aujourd’hui on essaie de ramasser tous les flux en un point pour pouvoir ensuite alimenter tout le reste.L’offre pure cargo, comme l’affrètement, concerne essentiellement des gros projets”, précise Olivier Boccara, président de la Commission Aérienne de TLF Overseas (organisation professionnelle des commissionnaires de transport aérien) et DG de Saga France.
De plus, si les derniers avions construits permettent de transporter une plus grande quantité de marchandises, la surcapacité chronique dans le domaine du conteneur, qui s’explique par une économie mondiale en régression, n’arrange rien. “Le fret aérien subit la même tendance, sauf que les compagnies aériennes n’ont pas la possibilité de se coordonner comme le font peut-être parfois certaines compagnies maritimes”, soulève Philippe Bonnevie, le délégué général de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF). Le monde aérien a d’ailleurs été lourdement sanctionné ces dernières années, que ce soit aux États-Unis, en Europe ou en Asie, pour des ententes illégales. “Cela les a touchés très durement compte tenu des sommes colossales qu’ils ont été amenés à payer à la fois en amendes et en dédommagement.
Des besoins ciblés
La grande majorité des entreprises ont des devoirs impérieux de réduction des coûts, et quand celles-ci sont importatrices ou exportatrices, le transport est une donnée capitale. Il leur faut donc trouver des solutions moins chères, alternatives, et dans ce cadre, le recours à l’aérien sera autant que possible évité au profit du maritime. Résultat, seulement 5 % des flux mondiaux sont aériens, mais ils représentent 35 % de la valeur des marchandises transportées. En tête de liste des secteurs utilisateurs de fret aérien : le luxe, l’électronique et l’aéronautique, avec des produits à la fois sensibles et à forte valeur intrinsèque.Des produits pour lesquels le ratio transport/prix de vente est relativement faible, donc supportable. Parmi les autres grands secteurs utilisateurs du mode aérien, la pharmacie se développe à grande vitesse, comme l’explique Alain Chaillé, vice-président des opérations Europe du Sud chez Fedex : “les médicaments destinés à traiter certaines maladies génétiques rares et dont la fabrication est centralisée en Inde, par exemple, sont acheminés par avion parce que l’on doit respecter une température très précise”. Les marchandises périssables transitent également par voie aérienne en flux imports, avec souvent comme destination finale le MIN (marché d’intérêt national) de Rungis. Roses d’Équateur ou bananes de Colombie… 1 million de fruits et légumes sont ainsi acheminés chaque année sur le plus grand marché de produits frais au monde.Entre 10 à 20 % sont transportés par avion et transitent par l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. 15 % prennent le train.
Le fret aérien est également utilisé ponctuellement pour du dépannage en cas de retard de livraison. L’entreprise pourra ainsi compenser son retard par une accélération du processus de livraison. “C’est le cas de l’industrie lourde en général, explique Philippe Bonnevie de l’AUTF. Si l’entreprise a un contrat contraignant avec son client et si elle ne respecte pas les délais, plutôt que de payer des pénalités de retard et voir son image de marque dégradée, elle va payer ponctuellement pour un lot d’une centaine de kilos ou quelques tonnes de fret aérien.” Enfin, dans les situations d’urgence dans lesquelles la difficulté réside dans l’anticipation, c’est sans conteste le moyen le plus rapide pour acheminer du matériel, peu importe sa valeur. Au moment du tsunami au Japon par exemple, des palettes d’eaux minérales ont ainsi été transportées par avion parce qu’il fallait continuer à alimenter les clients importateurs. Autre exemple, pendant l’épidémie de grippe H1N1, les fameux petits masques blancs ont voyagé presque exclusivement en aérien.
“Time-to-market”
L’activité de fret se divise en deux : le “général cargo” et le fret express. Pour le général cargo – le fret dit “traditionnel” –, le destinataire devra compter de 4 à 5 jours pour un transport de la France vers les États-Unis. Le fret express assurera quant à lui une livraison le lendemain matin. “On va enlever jusqu’à 17-18h à Paris, l’avion décolle à 20h30 et on va livrer le lendemain à 10h30 n’importe où aux États-Unis, avec la garantie de la livraison à l’heure”, déroule Alain Chaillé de Fedex. Cet “expressiste”, qui dispose d’une flotte impressionnante composée de 400 avions, 90 000 camions ainsi que des triporteurs électriques pour les courtes distances en centre-ville, traite 9 millions de paquets par jour dans le monde et maîtrise la chaîne de l’enlèvement chez le client à la livraison chez son destinataire. “En tant qu’intégrateur, nous pré-dédouanons la marchandise, explique Alain Chaillé.Les informations sont envoyées aux douanes américaines, et lorsque nous déchargeons l’avion sur le sol américain, les marchandises sont déjà dédouanées et l’on peut l’acheminer et la livrer trsè rapidement jusqu’à sa destination finale.” Sur l’aéroport de Roissy, Fedex travaille de manière presque autonome : “nous dégivrons nos avions nous-mêmes, nous ne dépendons pas de l’aéroport car nous avons du personnel pour toutes les opérations”. Inauguré en septembre 1999, le hub de Roissy-CDG, véritable ville dans la ville, est aujourd’hui le plus grand hub de Fedex en dehors des États-Unis : 300 vols par semaine, 61 500 colis et documents triés par heure sur une plateforme de 72 000 m2. Une mécanique bien rôdée, des colis scannés entre 15 et 20 fois entre leur déchargement et leur chargement, 454 caméras, des plans de contingence pour prévenir les principaux problèmes, et même un plan B en cas de grève des aiguilleurs du ciel sur Roissy, qui consiste à dérouter les avions vers Cologne ou l’Angleterre…
Malgré les périodes de crise, ce mode express reste en croissance, poussé notamment par la logique de “time-to-market”. Le développement de l’e-commerce et la concurrence acharnée que se livrent certains secteurs encouragent l’utilisation d’un mode de livraison rapide. Objectif ? Remporter de nouvelles parts de marché. “Les grandes enseignes du luxe ont un développement considérable en Asie. Le time-to-market est donc très important. Un client qui achetait un sac Kelly chez Hermès il y a dix ans pouvait attendre quelques années pour le recevoir. Aujourd’hui, les clients des pays émergents ne veulent plus attendre, donc si une marque comme Hermès ne fournit pas le produit à temps, le client se tournera vers la concurrence et achètera un sac Gucci ou Vuitton !”, constate Alain Chaillé. Même chose à l’import dans les secteurs de l’informatique et de la téléphonie mobile, avec des produits dont l’arrivée est annoncée et fait généralement l’objet d’un buzz ; des produits “Made in China” qui seront acheminés par avion très rapidement.
S’il est difficile d’avoir une estimation précise du coût complet que représente un transport aérien, selon Olivier Boccara “globalement, on a des écarts de l’ordre de 30 à 40 % entre le maritime et l’aérien”. Mais pour conquérir de nouveaux marchés, le juste-à-temps reste vital. Pour assurer les livraisons en urgence, des expressistes comme Fedex disposent même, pour certains clients, d’un stock de produits près de leur hub. “Le client peut nous appeler jusqu’à 23h pour nous demander de livrer une certaine quantité de produits, et nous assurons ensuite l’acheminement de la cargaison chez le client final le lendemain matin avant 10h30” garantit Alain Chaillé. Et si le colis est livré avec 5 minutes de retard, le client peut refuser de payer. Scanné une quinzaine de fois, à chaque manipulation, changement de conteneur, d’avion ou de camion, le client peut suivre en direct son envoi. L’expressiste assure que son taux d’erreur n’excède pas 1 %.
Des procédures de sûreté drastiques
Moins économique que le transport maritime, le mode aérien est aussi l’objet d’une réglementation beaucoup plus draconienne en matière de sûreté et de sécurité, avec notamment la problématique des quantités limitées par colis et par expédition pour certains produits dits “dangereux” comme le parfum, la peinture, les produits chimiques, cosmétiques ou encore les batteries au lithium (lire l’encadré). “L’expéditeur est responsable, explique Alain Chaillé. Il doit former ses employés, contrôler chaque produit et s’assurer qu’ils sont chargés au bon endroit dans l’avion. Un produit magnétique, par exemple, sera chargé au centre de l’avion afin qu’il ne perturbe pas les appareils de navigation. Les produits corrosifs seront quant à eux chargés à l’avant. C’est extrêmement réglementé. Le responsable du transport du conteneur doit présenter ces informations aux pilotes qui peuvent accepter ou non la marchandise.
Ces dernières années, et notamment à la suite des attentats du 11 septembre 2001, la prise en compte des besoins de sûreté, d’anticipation et de tracing des flux s’est intensifiée. Depuis cette date, le statut de “know consignor” – chargeur connu – est exigé par les États-Unis. “En France, ce processus a été mis en œuvre de manière très draconienne, souligne Philippe Bonnevie, ce qui fait qu’il y a très peu de chargeurs connus – à la différence d’autres pays où ce processus est allégé – car la démarche pour obtenir ce statut est très longue et coûteuse.” Mais en matière de contrôle et compte tenu que la réglementation européenne repose sur des directives dont la mise en œuvre peut être différente selon les pays, la progression est encore lente. “La France a mis le curseur à 100 en matière de sûreté alors que d’autres pays l’ont laissé pendant très longtemps à 20-25, estime le président de l’AUTF. Même si actuellement, la commission européenne pousse à une augmentation du niveau de sûreté chez ces mauvais élèves, tout le monde ne s’est pas encore mis au diapason.” Résultat : certaines sociétés, rebutées par ces règles strictes imposées en France, contournent l’obstacle en allant charger en dehors de l’Hexagone, et notamment à Frankfort, principal concurrent de Roissy. “C’est un phénomène connu”, glisse un spécialiste du secteur. Mais en matière de produits scannés, les choses commencent néanmoins à bouger : “l’Allemagne va bientôt avoir l’obligation de scanner toutes les marchandises transportées, car aujourd’hui elle est sur un mode déclaratif”, annonce Olivier Boccara. Ce passage d’une simple obligation de résultat à une obligation de moyen, nécessitant donc des procédures plus lourdes, “est beaucoup plus engageant”, estime-t-il.
e-fret et puces RFID
Comme de très nombreux secteurs, les compagnies aériennes transportant du fret ont désormais comme objectif de tendre vers une dématérialisation maximum des documents de transport, à l’instar de ce qui a été fait avec les e-services pour les passagers. “Un fret est toujours accompagné d’énormément de documents papiers, donc l’objectif est de développer le e-fret, explique Jean-Claude Sénèque d’Air France Cargo. Cette tendance est lancée, en croissance, mais reste très faible, de l’ordre de quelques pourcents. Car l’opération est complexe compte tenu du nombre et de la nature des documents qui accompagnent les expéditions de fret.” Autre (r)évolution : l’utilisation de puces RFID (Radio Frequency IDentification). “Nous avons mené récemment une étude de développement de la technologie RFID, à l’image de ce qui a déjà été fait du côté des bagages, poursuit-il. Ce projet n’a de sens que s’il est déployé par l’ensemble des acteurs sur l’ensemble de la chaîne, ce qui nécessite une démarche transversale. À mon sens, le niveau de maturité n’est pas encore atteint.
Marchandises dangereuses
Les batteries au lithium sur la sellette
L’industrie du fret aérien est confrontée depuis quelques années à un produit qui pose problème : les batteries au lithium. “C’est un type d’expédition autour duquel nous sommes très vigilants quant à la nature des déclarations et emballages que l’on nous remet, explique le directeur de l’exploitation d’Air France Cargo, Jean-Claude Sénèque. Si nous avons le moindre doute, nous demandons au transitaire de revoir son emballage ou sa déclaration.” Les raisons de cette inquiétude : ces batteries, utilisées dans les ordinateurs portables, téléphones mobiles et les appareils auditifs, peuvent s’enflammer spontanément. Depuis 2006, deux avions américains ont ainsi été détruits dans des incendies. Dernier crash en date : le 3 septembre 2010, un Boeing 747-400 d’UPS a pris feu et s’est écrasé près de Dubaï peu après son décollage, tuant deux pilotes. À son bord, 81 000 batteries au lithium.
Prenant le problème à bras-le-corps, le ministère américain des Transports a annoncé dernièrement qu’il comptait durcir sa réglementation concernant le transport de cette cargaison par voie aérienne en s’alignant sur les normes adoptées par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Une avancée notable qui, jusqu’à présent, se heurtait au refus des grands noms de l’électronique comme Apple ou Samsung Electronics.
Ainsi, dès 2013, des transporteurs comme Fedex ou UPS pourraient avoir l’obligation de se soumettre à un contrôle de leurs cargaisons avant et après le déchargement en soute. En janvier 2010 déjà, le ministère américain des transports avait élaboré un texte similaire portant sur la sécurité des matériaux dangereux. Un texte bloqué par les députés face à la réaction des industriels concernés, qui estimaient alors que son application leur coûterait 1,1 milliard de dollars par an. Pourtant, selon une étude commandée par les régulateurs de l’aviation des États-Unis et du Canada, si de nouvelles règles de sécurité ne sont pas adoptées, des incendies déclenchés par des batteries au lithium pourraient détruire un avion-cargo immatriculé aux États-Unis tous les deux ans. Donc face à l’enjeu qu’il représente, le dossier progresse et les transporteurs de fret ainsi que les industriels ne s’opposent plus aujourd’hui à un durcissement de la réglementation.

Source: Le Nouvel Economiste (http://goo.gl/Wunc8)

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