jeudi 13 décembre 2012

Variations sociologiques sur les tendances et appétences alimentaires


Danielle Rapoport, psychologue spécialisée dans l’analyse des contextes des modes de vie et de consommation revient pour LSA sur les tendances alimentaires détectées sur le Sial au regard de ces 20 dernières années.
Le travail des femmes qui a désorganisé, surtout dans les grandes villes, la structure des repas : déjeuner pris à l’extérieur, moindre commensalité, phénomènes de grignotage comme rééquilibrages caloriques et petits plaisirs, repas du soir plus conviviaux etc.
L’individualisme, y compris des prises alimentaires, comme revendication des choix personnels, avec par exemple une table familiale où chacun mange des mets différents…Cette tendance s’étire aujourd’hui en une attente plus exigeante de produits « sur mesure ».
Ces deux points ont permis à l’industrie agro-alimentaire - substitut d’une bonne ou mauvaise mère, selon les cas ! - de se tailler une place de choix.
Faisons un rapide balayage historique des trente dernières années. Dans les années 80, les offres couvraient les envies du « tout-tout de suite et tout prêt dans un contexte de confiance : portions (très) individualisées, nomadisme, offres minceur, les fameux « sans »  et la phobie du « grassucre » pour une minceur et une forme assurées. 

L’apparition des crises sanitaires des années 90 a changé la donne. À partir de là, une confiance dégradée, l’attention portée sur ce qu’on mangeait, et ce que l’on dépensait, ont ouvert la porte à de nouvelles attentes, comme preuves de rassurance et remise en cause de l’hyper-industrialisation :
- Meilleure connaissance des ingrédients, connaissance de leurs effets…
Marketing sans fausse promesse, valorisant le mangeur dans sa recherche de  « bons » produits…
Aliments facilitateurs d’un quotidien à réhabiliter dans la réponse aux vrais besoins et aux petits plaisirs, les projections dans l’avenir étant plus grises que de roses …
Aliments « sains », le malsain étant synonyme d’invisibilité des facteurs pathogènes, et de l’excès, l’obésité commençant à montrer le bout de son nez. Suppression souhaitée du « chimique », bouc émissaire et symptôme de « trafics industriels » tournés vers les bénéfices économiques des entreprises plutôt que vers la santé des consommateurs. Végétalisation, apparue tout d’abord comme compensation de produits animaux délétères, puis dans ses dimensions nutritionnelles et plus tard préventives.
- Conjonction du « bon » et du « sain ». avec force de sensations organoleptiques, rares et anti-routines, pour donner à ce quotidien plus rationalisé son quota d’émotions…
Jusque vers le milieu des années 2000, le « sain » est aussi devenu le « saint », et  le moralisme alimentaire, voire l’orthorexie, ont alimenté les nutritionnistes dont les préceptes ont fait leur beurre sur le gras des gens. Ces injonctions ont été relayées par celles des institutions et de l’INPES.
Ces nouveaux « devoirs » - « manger 5 fruits et légumes par jour, bouger, éviter les excès » etc. – ont généré une fracture alimentaire : seuls les nantis, et aujourd’hui encore, peuvent s’offrir des produits qualitativement repérés par l’autorité des experts.

En contrepoint, une étude que nous avons réalisée en 2006 montrait dans ce contexte trois signaux importants :
- L’importance de l’histoire familiale, de ses habitudes culinaires : une femme, issue d’une famille pauvre et rurale, ne mangeait presque pas de viande dans sa jeunesse, mais pléthore de légumes… Aujourd’hui elle consommait la viande comme signe de richesse et reléguait ses légumes au placard des aliments paupérisés
- Le besoin de « faire soi-même », pour ses multiples bénéfices : maîtrise des ingrédients, de leur transformation, gain d’argent, auto valorisation et plaisir, stockages pour la semaine… grâce aussi aux nouveaux appareils électrodomestiques et aux kits alimentaires, qui permettait l’ouverture créative et la personnalisation.
- Le pas de côté, la transgression, l’envie de manger des choses « immorales », petits plaisirs d’autant meilleurs qu’ils signifiaient l’assomption d’une singularité affirmée...

Cette attitude est très importante, car elle désigne, en miroir, l’effet bénéfique de l’émotion positive, du plaisir, ce que l’imagerie cérébrale confirme… et ce quel que soit l’aliment ingéré. Pour exemple, les obésités anglo-saxonnes et américaines sont plus flagrantes que les nôtres, alors que leur alimentation – mis à part dans ses excès – se base sur des comptages rationnels… et culpabilisants. Contrairement aux pays où les pratiques culinaires traditionnelles forment un garde-fou, comme en France, en Italie, en l’Allemagne, voire en Chine.

Les crises économiques et financières de 2008 /2011 et les peurs associées ont généré des attitudes alimentaires compensatrices, renforçant certaines tendances  repérées au SIAL 2012, et en minimisant d’autres.
- Le « plaisir » : notre étude 2006 repérait déjà le besoin de « petits bonheurs accessibles ». Aujourd’hui, l’accès à ces à-côtés donne un sens à des arbitrages économiques parfois drastiques, et parsème le quotidien d’envies et d’émotionnel à petits prix.  Si les innovations trop sophistiquées ont moins d’impact, c’est aussi  parce qu’il faut trouver des repères, du connu, des goûts d’antan, du labellisé terroir.
L’offre doit-elle troquer son envie de SE faire plaisir en innovant dans tous les sens pour mieux écouter celle des mangeurs ? Précisons que si le plaisir gustatif, intrinsèque à l’alimentation, est devenu une tendance, c’est qu’on l’avait perdu de vue pendant quelques années, compensé, à tort, par les discours de marque… 
- La tendance « naturalité », le « médical » et le « végétal », bien représentée dans l’offre, est reçue différemment chez les mangeurs.
-- Le terme même de « naturalité » est polysémique, et réfère pour l’offre au « bio », mais pour les consommateurs, s’ouvre au local, à la non transformation, à l’origine etc. Le naturel revient au galop du « vrai goût », du besoin de se rassurer, mais aussi proche des besoins de son corps et en phase avec soi. Ajoutons l’attention portée aujourd’hui à la façon de tuer les animaux, de les élever, de les alimenter…
-- Pour la « médicalisation » alimentaire, si ce concept marche bien dans les pays de rationalisation alimentaire (USA, GB, Russie), en France, la peur des « apprentis sorciers » freine l’accès à l’aliment curatif mais ouvre celui de la prévention, si possible sur-mesure.
Notons ici les immenses progrès des nano-techno-sciences, qui permettent de travailler les goûts, les textures, les formes, et de découvrir les propriétés nouvellement bénéfiques d’aliments banalisés, comme  la tomate, la pomme etc.
-- Pour le végétal, si les offres sont encore restreintes, le fantasme positif d’une alimentation non animale voile les risques sanitaires dus à la pollution par les engrais chimiques. Mais regrettons aussi que certains lobbies ont longtemps empêché l’introduction de la stévia par ex. mieux notée dans l’imaginaire que l’aspartam !
- La tendance « praticité » a en effet fait son temps et semble acquise chez les consommateurs… même si des progrès sont à faire, comme l’ouverture de certains packagings. Le décalage des temporalités, entre l’offre qui propose des produits rapides, nomades, et la demande, moins intéressée, montre que les consommateurs veulent manger à leur convenance, prendre le temps, être assis devant une « lunch box » préparée soi-même, comme besoin vital de temps de pauses, et pourquoi pas, le plaisir de manger pas cher, bon et sain à la fois. Ce facteur temps/service devrait être conjugué avec deux impératifs qui qualifient le temps tout en le sortant de la routine :
-- Accessibilité des produits (prix, présence, ouverture, innovations  « vraies », perceptibles, apportant un réel bénéfice…)
-- Savoir-faire pour faire soi-même, avec une clarté des informations, des modes d’emploi, leurs transmissions via différents canaux …
- Ce besoin d’accessibilité et de meilleure compréhension de l’offre - simplifier la complexité - se retrouve dans la tendance éthico-écolo-environnementale, intéressante sous conditions : une réelle crédibilité, une valeur prix en phase avec les bénéfices perçus de l’offre, comme le sentiment d’utilité, d’humanité, d’un au-delà de la consommation, et l’acquis non négligeable d’une bonne conscience !
Je voudrais, pour conclure, commenter une tendance émergente proposée au SIAL : le « living food ». Cette alimentation « vivante », qui nous polliniserait les bienfaits de ses nutriments, suit logiquement l’appétence pour le frais, le non transformé, la recherche scientifique en plus. Ce mythe du vivant, non détruit par l’industrialisation, répond à un vrai besoin de réénergisation de soi et de l’aliment, dans la rencontre fertile entre deux « organismes ». Manger du vivant, n’est-ce pas se sentir encore plus vivant, selon le précepte du « je suis, ou deviens, ce que je mange » ? Mais qui dit vie dit mort. Est-ce à dire que les individus apprivoiseraient la fugacité de leur passage ici-bas ? Je pense que c’est l’inverse, car il faut marier cette tendance à l’avancée des recherches sur le prolongement de la vie, voire les fantasmes d’immortalité – que les surgelés avaient préemptés, à leur façon !… - Une autre façon de penser – de panser - le temps, dans les effets d’une transformation métabolique universelle.
Nous voyons que l’innovation creuse dans les profondeurs des organismes vivants. C’est à une « sur-naturalité » que les mangeurs sont conviés et confrontés, encore faut-il qu’elle soit « bonne à penser, à rêver et à manger » !"
source: LSA Conso (http://goo.gl/4W2Dp)

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