lundi 16 décembre 2013

Compte rendu de lecture Histoire des innovations alimentaires XIXème et XXème siècles sous la direction d’Alain Drouard et Jean-Pierre Williot

1Ce recueil d’interventions du premier colloque du Centre de recherche en histoire de l’innovation (3-4 décembre 2002, Université Paris-Sorbonne) met en avant la pluridisciplinarité des regards sur l’innovation alimentaire. En effet, les 18 contributions présentées, sont celles d’historiens et d’anthropologues mais également d’ingénieurs acteurs de l’innovation.
2Les auteurs se sont interrogés successivement sur les procédés et processus de l’innovation alimentaire, sur les causes de leur succès ou échec et, d’une manière plus large, sur le type de besoins auxquels répondent ces innovations et les modes de diffusion de la nouveauté.
3Le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Le secteur agroalimentaire », démontre en quoi l’innovation, en termes de techniques et de pratiques de production (mécanisation, sélection des espèces animales et végétales, engrais), a permis le développement de l’agriculture intensive. Ainsi, dans leur article « La Pévèle, patrie de la sélection variétale en France », Jean-Paul Barrière et Marc De Ferrière le Vayer expliquent comment une petite zone géographique d’une quinzaine de kilomètres au sud de Lille, est devenue un centre de sélection toujours compétitif aujourd’hui. Le contexte économique de l’époque, c'est-à-dire la naissance d’une industrie sucrière et l’implantation de la betterave en Pévèle, a certes favorisé le développement de l’activité semencière. Cependant les auteurs démontrent comment et pourquoi cette réussite résulte essentiellement des stratégies économiques de PME familiales, qui ont misé sur la diversification de leurs activités (fermes agricoles, maison de commerce et laboratoire de variétés végétales).
4Inversement l’article de Marine Cocaud, « Deux tentatives d’améliorations de produits alimentaires en Bretagne : les difficultés du beurre et du cidre en Ille-et-Vilaine (1850-1920) », interroge les facteurs de l’échec des politiques visant à faire évoluer la qualité et la diffusion de certaines productions régionales traditionnelles. Les tentatives de modernisations voulues par les agronomes se sont heurtées à des modes de production inadaptés à l’organisation nouvelle proposée, aux infrastructures insuffisantes et trop coûteuses pour assurer transport et commercialisation, à la non maîtrise de certaines techniques extérieures aux savoir-faire locaux, à des conflits d’intérêts, etc. Mais surtout l’auteure éclaire l’impossibilité d’imposer l’innovation du fait du décalage entre d’une part les perceptions des politiques et agronomes du XIXème siècle et d’autre part les réalités des contextes agricoles et sociaux.
5Pierre Vigreux, dans « La mise en place et la signification de l’enseignement du génie des procédés alimentaires à l’école nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires -1893-1986) », montre comment répondre en partie à cette difficulté de faire « accepter la nouveauté » grâce à l’enseignement et l’apprentissage. Il retrace la genèse de l’enseignement du génie des procédés alimentaires avec la création de l’ENSIA en 1893 à Douai. Rapidement, cet enseignement, restreint au départ à la sucrerie, la distillerie et la brasserie-malterie, s’étend à presque à toutes les filières de transformation alimentaire. L’auteur souligne l’impact des deux guerres mondiales qui ont mis en exergue les problèmes liés à la dépendance alimentaire française et la nécessité ressentie d’y pallier par le développement du génie chimique et le rôle fondamental d’un ingénieur chimiste : Marcel Lonan.
6Louis Lucas démontre, dans « La recherche et le développement dans la restructuration des industries agroalimentaires françaises de 1970 à 1990 : une aventure porteuse menée en large synergie », comment le développement de l’industrie alimentaire française résulte d’une politique gouvernementale volontariste qui insère l’agroalimentaire dans la politique nationale de recherche et de développement.
7Les textes suivants illustrent un autre moteur essentiel de l’innovation : l’action industrielle. «Du médicament au soft drink : la source Perrier et la transformation de l’eau minérale en produit de consommation courant au début du XXème siècle » est une étude de cas de la source Perrier. Nicolas Marty étudie dans le cadre de l’entreprise, le fonctionnement des mécanismes des processus de l’innovation. Il analyse ainsi les différentes phases de la mise au point d’un nouveau produit ; les méthodes de productions et les techniques innovantes nécessaires à sa production ; la construction d’un nouveau marché engendrant de nouvelles stratégies de commercialisation.
8Dans le même esprit, Claire Desbois-Thibault explique dans « Le champagne et l’innovation au XIXème siècle, Moët et Chandon » comment la nécessité de faire progresser la qualité d’un produit pour en assurer l’essor engendre les innovations. Celles-ci sont aussi bien techniques que scientifiques et permettent la mise en place de règles de vinification qui aboutissent à la méthode champenoise. Une fois la qualité et la stabilité du produit atteintes, reste à créer un marché pour ce nouveau produit. Les différentes maisons établissent des stratégies commerciales dont la plus innovante porte sur l’adaptation gustative du produit à l’évolution du goût des consommateurs.
9Dans le deuxième chapitre intitulé « Techniques innovantes », les contributions s’attachent à analyser les différentes technologies dont dépendent un grand nombre d’innovations alimentaires.
10L’ingénieur et scientifique André Frouin, qui a assuré la direction de la recherche dans deux entreprises, nous raconte son « Histoire vécue des innovations dans les industries des viandes et du lait dans la seconde moitié du XXème siècle ». Selon lui, jusqu’à la fin des années cinquante, l’innovation consistait en la rationalisation et la mécanisation des modes de production, c'est-à-dire en une amélioration des techniques antérieures. Il relate la manière dont de nouveaux ingénieurs de la filière viande et lait se sont approprié les techniques innovantes de production, d’emballage, d’hygiène, etc., et les ont adaptées et appliquées à des productions traditionnelles. Par cette adaptation de techniques extérieures, l’industrie de la volaille est rendue possible, et des produits nouveaux, issus du mélange des métiers de l’agro industrie (terrines en conserve, plats préparés), sont créés.
11André Gac propose un autre exemple d’innovation nécessaire à la commercialisation, dans un souci d’hygiène du lait et de la viande, dans son article « La chaîne du froid d’hier et de demain ». L’auteur retrace l’histoire de la production du froid artificiel à partir de la moitié du XIXème siècle. Il rappelle comment cet exploit technique est à l’origine d’innovations de l’industrie agroalimentaire (aliments congelés) et de l’émergence de nouveaux modes de consommation.
12C’est également ce que démontrent Catherine Lecomte et Nathalie Claret dans « Analyse historique de l’évolution des technologies des produits-emballages et des organisations dans l’industrie des laits fermentés ». Depuis les années soixante, l’évolution des technologies et des produits engendre, et est engendrée, par différents modes d’organisation de la filière : le modèle de standardisation, la variété, la réactivité. Si la diversification de la production a été permise par un ensemble d’innovations technologiques, telles la pasteurisation, la standardisation du lait, le thermoformage des pots, etc., les producteurs semblent à l’heure actuelle moins s’appuyer sur l’innovation technologique que sur les ressources humaines de leurs entreprises pour augmenter leur productivité. Il s’agit d’obtenir plus de réactivité pour répondre à la demande des consommateurs.
13Cette première série d’article était orientée sur les technologies ayant eu un rôle sur les aliments, sans que leur remise en question ne soit proposée dans l’ouvrage. Pourtant les innovations technologiques s’introduisent aussi à un autre niveau de l’alimentation, celui des ustensiles. Plus on se rapproche du foyer domestique, plus l’innovation semble avoir du mal à s’imposer. Ainsi Florence Hachez-Leroy analyse la «Polémique autour d’un nouveau matériau : l’aluminium dans la cuisine, XIXème –XXème siècle ». Dès son introduction en 1855 dans les ustensiles de cuisine, la nouveauté suscite des critiques, et les phases de développement et de détraction se succèdent. L’innovation technologique est ici présentée comme assujettie à des conflits d’industries rivales, menant des campagnes d’opinion qui exacerbent une question déjà présente chez les consommateurs, celle de l’empoisonnement ou de l’innocuité. L’exemple de l’aluminium démontre que toute nouveauté est porteuse d’enjeux économiques, politiques ou encore de santé publique.
14L’innovation oblige donc ses acteurs, institutionnels ou privés, à développer des stratégies qui permettront son acceptation et sa réussite, ce sur quoi se concentrent les contributions du troisième chapitre sur les « Stratégies des acteurs ».
15Alessandro Stanziani, dans « A l’origine des appellations d’origine contrôlée. Economie et Droit des marques collectives en France au XIXème siècle », analyse la mise en place des AOC. Il soulève la problématique de la propriété industrielle/ intellectuelle et la question des marques dans une économie de marché. L’auteur met en évidence le lien étroit qui existe entre « la création des normes, leur application, et les comportements économiques » (p.167). Il démontre que les réglementations découlent des contentieux et que leur élaboration passe par une définition des technologies, des terroirs, et de la mise en place de typologies. Du fait qu’elles agissent directement sur le marché économique, ces législations sont l’oeuvre des stratégies et négociations des différents acteurs économiques et institutionnels. Ces nouvelles lois ont un but de protection des marques et non d’amélioration de la qualité du produit.
16Paul Gerbod, s’interroge lui aussi sur l’impact de l’innovation au niveau des institutions. « Quatre ministères français face à l’innovation alimentaire » est une analyse de l’impact des innovations techniques et culinaires sur la restauration collective dépendant des ministères de l’Education nationale, de la Santé, de la Justice et de la Défense, dans la dernière décennie du XXème siècle, et ce d’un point de vue technique, médical et sociologique. Ces mutations passent par : la rénovation du matériel de cuisine, un changement nutritionnel (qualité de l’approvisionnement, qualité nutritionnelle, hygiène), l’adoption de techniques industrielles pour la préparation des repas, et la recherche d’économies budgétaires. Les transformations opérées visent également à mieux satisfaire la clientèle (goût, désir), tout en gardant pour objectif de « protéger et d’assurer la santé des usagers » (p203).
17Les innovations alimentaires dépendent en grande partie des évolutions techniques de l’agro-industrie, qui influent sur les pratiques culinaires et engendrent de nouvelles mutations. C’est pourquoi Alain Drouard fait le lien entre les différentes innovations techniques et l’émergence de « La nouvelle cuisine en France dans le dernier tiers du XXème siècle ». Il met en exergue la manière dont les trois acteurs principaux de la naissance et du succès de la nouvelle cuisine (chef, média et nouvelle clientèle) ont engendré de nouvelles normes culinaires en lien avec les aspirations nutritionnelles des années quatre-vingt (hygiène, légèreté, diététique) et insufflé un certain goût pour la nouveauté culinaire, tant chez les cuisiniers que chez les mangeurs.
18Dans la même veine, Jean-Pierre Williot traite « de l’innovation industrielle à l’excellence gastronomique : l’apparition de la cuisine au gaz entre la fin du XIXème siècle et le milieu du XXème siècle ». Au travers de l’histoire de la cuisinière à gaz, l’auteur retrace avant tout l’histoire d’une compétition énergétique : le gaz contre le charbon, puis l’électricité. Le gaz et la cuisine au gaz sont des exemples concrets des stratégies commerciales de l’innovation alimentaire, les industriels s’appuyant sur les outils classiques de réclame ou en en créant de nouveaux. Il s’agit d’éduquer le consommateur tant par le discours que la pratique, ce qui induit de nouvelles pratiques culinaires et donc de nouveaux modes de consommations. Au départ, les promoteurs insistaient sur les commodités de cet ustensile de cuisson, plus pratique, plus économique et plus rapide. Aujourd’hui face à la concurrence de l’électricité, c’est la supériorité technologique du gaz qui est mise en avant car elle est considérée comme l’un des facteurs majeurs du développement d’une cuisine gastronomique.
19Le dernier chapitre de cet ouvrage porte sur les consommateurs et interroge l’impact des innovations alimentaires sur leur comportement: de quelle manière appréhendent-ils ces nouveautés ? Comment les intègrent-ils à leur quotidien ? Pourquoi les refusent-ils ?
20Dans « Le poids des innovations récentes dans la constitution de l’identité culturelle alimentaire actuelle du Sud-Ouest de la France (de la seconde moitié du XIXème siècle à la fin du XXème siècle) », Frédéric Duhart analyse l’incorporation et l’appropriation des innovations alimentaires au corpus de l’identité alimentaire régionale pour certains produits de l’élevage, de l’horticulture ou certaines boissons. Il démontre les principes de la retro-innovation, c'est-à-dire comment faire de l’ancien avec du nouveau (et vice et versa) par la modernisation des modes de production ou l’introduction d’espèces plus compétitives.
21Gabrielle Cadier explique dans son article « Quel bœuf mange-t-on au XIXèmesiècle ? », l’interdépendance entre progrès technique et qualité de la viande de bœuf et la modification des pratiques alimentaires en France. Dans un contexte historique où les bovins sont avant tout des bêtes de somme, la viande est maigre et donc consommée bouillie. Grâce à la révolution agricole, le développement des transports ferroviaires et maritime, et les nouveaux modes de conservation (appertisation, réfrigération, etc.), la consommation de viande bovine augmente. Une partie de la viande de bœuf connaît une amélioration qualitative et se retrouve dans les menus des élites. Cependant, ces innovations n’ont semble t-il pas changé la valeur symbolique et sociale de la viande de bœuf : bouillie, en bouillon cube, ou en conserve, elle reste la viande du pauvre.
22« Ustensiles et appareils culinaires au miroir du catalogue de la manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne (1909- 1949) » est l’histoire de l’évolution d’une manufacture qui oriente sa production vers les objets de cuisine. Georges Ribeill s’appuie sur le catalogue de vente par correspondance de cette entreprise pour examiner l’évolution et la quantité de l’offre, et les argumentaires de vente développés. Ce corpus de données permet également d’évaluer la volonté de diffusion des innovations techniques (matériaux nouveaux, nouvelles énergies) dans les foyers. Si cette source d’information ne permet pas de connaître la quantité d’objets commandés, elle permet toutefois d’envisager quelles modifications ces nouveaux objets sous-entendent dans les comportements culinaires.
23En passant par l’exemple du Danemark, Anne Elène Delavigne nous entraîne vers une problématique singulière : que se passe-il lorsque les innovations alimentaires sont systématiquement intégrées et adoptées dans les pratiques alimentaires et culinaires des consommateurs ? Dans « Spécialités culinaires, innovations techniques et cuisine danoise « traditionnelle » », l’auteure démontre que la diffusion de deux ustensiles de cuisine nouveaux (cuisinière et hachoir) ont permis de rendre accessible et de répandre des techniques culinaires et préparations jusque-là réservées à une minorité. La popularisation des ces techniques par les livres de cuisine et l’enseignement ménager a participé à une uniformisation et une standardisation de la culture alimentaire danoise. Cette dernière est également fortement marquée par le succès de l’industrie agroalimentaire qui a introduit une pratique culinaire à base d’ingrédients transformés. L’émergence et l’adoption de ces produits a été incontournable du fait de l’orientation précoce de l’agriculture vers l’exportation, instaurant une baisse qualitative des ingrédients disponibles pour la population. La culture culinaire danoise repose donc moins sur des traditions culinaires anciennes que sur leur réinterprétation par les innovations techniques.
24Pour conclure cet ouvrage, Jean Pierre Williot rappelle trois idées fortes, reprises et développées dans la plupart des dix-huit contributions : « La mise en œuvre de l’innovation alimentaire s’appuie sur des réseaux sociaux suffisamment imbriqués pour que leur cohérence garantisse la réussite »(p.296) ; « L’extension des marchés favorise l’innovation »(p.297) ; « L’encadrement réglementaire, reflet de considérations politiques conjoncturelles, exerce une influence déterminante sur les conditions d’innovations. »(p.298).
25Toutes les contributions présentées permettent au lecteur de se souvenir que l’histoire de l’alimentation est indissociable des innovations alimentaires qui sont, elles-mêmes, inséparables des progrès techniques de la modernité (énergie, transports, etc.).
26Si les problématiques peuvent parfois sembler redondantes, cet ouvrage a le mérite de présenter à la fois des études de cas de l’ensemble de la chaîne de production alimentaire et le point de vue de spécialistes d’horizons différents. Le plus passionnant de l’ouvrage reste cette mise en évidence des différents mécanismes de ces processus d’innovation alimentaire, et des enjeux humain, économiques et politiques qui y sont associés.
27Cependant les différents objets d’innovation étudiés sont presque tous des produits manufacturés, laissant au lecteur l’impression qu’aucune modification n’a été opérée en termes de variété ou introduction de nouvelles espèces. Si, comme le rappelle Jean Pierre Williot en conclusion, le contexte de l’organisation de ce colloque est celui de la médiatisation des risques alimentaires, on regrette de ne pas trouver d’autres dimensions de l’innovation. En filigrane des articles, la question des peurs alimentaires est abordée, mais il aurait été intéressant de s’interroger sur la place du consommateur comme demandeur de nouveauté, et un article sur la longue histoire des OGM aurait par exemple trouvé sa place dans cet ouvrage.
28Par ailleurs, si les moyens novateurs mis en œuvre pour introduire l’innovation dans les foyers sont très bien explicités, de même que l’impact sur les pratiques culinaires, les consommateurs semblent légèrement absents, et apparaissent assez passifs dans le processus d’innovation.
29L’ensemble de ces textes forme un recueil enrichissant, multidisciplinaire et permet de soulever de nouveaux questionnements qui nous font espérer de prochains rendez-vous du Centre de recherche en histoire de l’innovation.

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