Les mers sont surexploitées et cela commence à devenir assez inquiétant. Une espèce de poisson sur trois est menacée d’extinction. Les autres peinent à se renouveler alors que le nombre de captures augmente. Sur le banc des accusés : la pêche industrielle, allègrement subventionnée en Europe, et finalement peu créatrice d’emplois. Face à cette menace, des artisans pêcheurs ont décidé de s’allier avec l’organisation écologiste Greenpeace, et des ONG pointent les mauvaises pratiques des grandes enseignes. Enquête.
Imanol Ugartemendia a commencé sa vie de pêcheur sur les grands chalutiers pélagiques, trainant des filets de plusieurs dizaines de kilomètres qui enserrent dans leurs nasses des milliers de tonnes de poissons. Il n’en garde pas un très bon souvenir. « On maltraitait le poisson, que l’on rejetait mort par centaines de kilos [1]. Soit parce que les quotas étaient atteints. Soit parce que ce n’était pas la bonne espèce. On faisait vraiment du sale boulot. En plus, on partait pendant quinze jours, et je n’aimais pas l’ambiance à bord. » Il a donc pris le large, et s’est mis à la « petite pêche ». Il traque désormais, au fil des saisons, le merlu, le bar, et parfois le congre. Seul à bord d’un petit bateau, il travaille non loin des côtes et rentre au port tous les soirs. Imanol fait maintenant partie de ceux que l’on appelle « les moins de 12 ».
« Nos bateaux mesurent moins de 12 mètres, nous n’allons pas à plus de 12 milles des côtes (c’est à dire une vingtaine de kilomètres, ndlr), et nous ne sortons pas plus de 12 heures d’affilée en mer », explique Gwen Pennarun, pêcheur du Finistère et membre fondateur de la plate-forme de la petite pêche artisanale française .Lancée il y a un an, cette plate-forme réunit les professionnels de la pêche qui souhaitent sauvegarder leurs « petits métiers », trop souvent oubliés des politiques. Le ministre français de la pêche Frédéric Cuvillier étant mêmeincapable de décrire ce secteur d’activité. « Pourtant, nous représentons près de la moitié des marins pêcheurs français, soit environ 8 000 professionnels, et plus de 80 % des bateaux de pêche en France, détaille Gwen Pennarun. Au niveau européen, la pêche artisanale représente 65% des emplois directs et 83% de la flotte. »
Quand les pêcheurs s’allient avec Greenpeace
Pour se faire entendre, les pêcheurs artisanaux ont décidé de collaborer avec Greenpeace, qui lutte contre la surpêche depuis plusieurs années. Parti de Roumanie le 18 mars, leur célèbre brise-glace, l’Arctic Sunrise a navigué de port en port, en Europe, pour achever sa virée à Londres, au début du mois de juin.« Nous avons, à chaque étape, embarqué des pêcheurs qui ont ainsi pu rencontrer des collègues d’autres pays », décrit Hélène Bourges, chargée de campagne Océans. Tous ces professionnels se sont réunis à leur arrivée dans la capitale anglaise.
« Pour peser sur les décisions politiques, et notamment sur la réforme en cours de la politique commune de pêche, nous avons besoin de nous organiser collectivement », explique Gwen Pennarun. Cette alliance n’est pas du goût de tout le monde. A son arrivée dans le port de Saint-Malo , à la fin du mois de mai, l’Arctic Sunrise a été accueilli par une banderole barrée d’un « Greenpeace prédateur des emplois de la filière pêche » . « Greenpeace ne s’oppose pas à la pêche mais à la surpêche », répond Hélène Bourges. « Nous défendons les professionnels qui pratiquent une pêche sélective ».
Cinq fois plus de poissons pêchés en 50 ans
Toujours présents à bord, les « petits » patrons pêcheurs maîtrisent en général plusieurs techniques de capture. Ils s’adaptent aux saisons et aux stocks disponibles, ne ciblant que les espèces qu’ils souhaitent attraper. Certains d’entre eux, à l’image des ligneurs de la pointe de Bretagne , ont même mis en place il y a près de 20 ans une période d’un mois « chômée » (du 15 février au 15 mars), pour laisser au poisson le temps de se reproduire. Ces dernières années, nombre d’entre eux ont dû renouveler leurs techniques et adapter leur savoir-faire, raréfaction des ressources halieutiques oblige. Mais leurs outils de travail restent modestes, de même que leurs charges fixes (entretien du matériel, quantité de carburants, etc.). Ce qui leur offre une vraie liberté.
« Je ne suis pas obligé de vider la mer pour payer mon bateau, résume Imanol Ugartemendia, qui vogue sans trop de stress. Ma seule véritable inquiétude, c’est le risque de disparition de la ressource. » Une inquiétude légitime. Car la mer se vide... Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les quantités de poissons pêchés sont passées de 20 millions à plus de 100 millions de tonnes, 50 % étant issues de l’aquaculture, et le reste de la pêche de capture. La consommation moyenne par habitant atteint aujourd’hui 18 kilos dans le monde. 22 kilos en Europe. Et la France caracole en tête, avec 34 kilos de poissons avalés chaque année par habitant ! Soit deux fois plus qu’il y a 10 ans. Pour satisfaire cet appétit, les bateaux doivent naviguer au-delà des eaux européennes, d’où ils rapportent 50% du poisson consommé sur le vieux continent. Ils croisent notamment au large de l’Afrique noire, où ils pillent les ressources des professionnels locaux.
Une espèce sur trois menacée d’extinction
Aux exigences croissantes des consommateurs, s’ajoutent d’importantes évolutions technologiques qui ont accru les capacités de capture des navires.Soumis à un rythme frénétique de prélèvements, les poissons doivent aussi faire face à une pollution croissante des océans et au changement climatique. 3% des stocks mondiaux sont épuisés. 28% sont surexploités, et donc menacés d’extinction si aucune mesure restrictive n’est adoptée. 50% des réserves halieutiques sont pleinement exploitées, les captures actuelles seraient par conséquent proches du niveau de production maximale, sans aucune marge d’expansion possible [2]. Les prévisions les plus pessimistes promettent la fin du poisson pour… 2035, c’est à dire demain. Cette date a été calculée par le professeur canadien en biologie marine Boris Worm, sur la base des tendances actuelles de baisse des stocks [3].
L’Europe, quatrième producteur mondial de pêche et d’aquaculture, joue un rôle de premier plan dans la raréfaction de ces ressources. La surcapacité de pêche est deux à trois fois supérieure au niveau auquel les réserves de poissons peuvent se renouveler. Cette surpêche est partiellement encouragée par la politique commune de la pêche (PCP), via le Fonds européen pour la pêche (FEP), doté de 4,3 milliards d’euros pour la période 2007-2013. Les projets financés sont choisis par les États membres, en partenariat avec les organisations de producteurs. Mais les sommes dépensées ne s’accordent pas toujours avec les objectifs affichés de préservation de la ressource. Moderniser les moteurs, pour économiser de l’énergie, permet aussi aux chalutiers d’augmenter leur productivité, comme l’a signalé la Cour des comptes européenne [4]. Entre 2000 et 2008, 33,5 millions d’euros ont ainsi financé la modernisation des navires de pêche au thon rouge. Une espèce largement sur-pêchée .
Des quotas défavorables aux artisans
Des quotas de pêche, appelés « totaux admissibles de capture » (TAC), sont pourtant définis chaque année. En France, les quotas sont répartis par les organisations de producteurs sur la base de ce que les bateaux ont pêché entre 2000 et 2003. Une période de référence défavorable aux pêcheurs qui débutent leur activité. « Mon bateau n’a pas pêché de thon pendant la période de référence,témoigne Imanol Ugartemendia. Et je n’ai pas eu accès à la réserve de quotas de l’organisation de producteurs. Résultat : je regarde les poissons passer sous mon bateau. Et je ne peux même pas en ramener un à la maison pour manger ! » Les défenseurs de la petite pêche reprochent par ailleurs au système des quotas de favoriser plutôt les gros bateaux, sur-représentés au sein des organisations de producteurs. « En Méditerranée, la pêche artisanale, qui représente 84% de la flotte n’a droit qu’à 10% des quotas », détaille Hélène Bourges, chargée de campagne Océans à Greenpeace France. Selon la Cour des comptes européenne, des pressions sont exercées sur le Conseil européen pour fixer des TAC supérieurs à ceux que recommandent les scientifiques [5].
En plus des aides directes versées au titre du FEP, le secteur bénéficie de subventions indirectes, telle que l’exonération générale des taxes sur les carburants. Une manne important pour les très gros bateaux, et notamment pour ceux qui pratiquent la pêche en eaux profondes. La consommation de carburant de ces chalutiers industriels s’élève à 7 000 litres de gasoil/jour au minimum. « Il en faut du pétrole pour tirer leurs moteurs de 2000 chevaux ! », sourit un pêcheur. Apparue dans les années 1970, à mesure que les stocks de poissons s’amenuisaient dans les eaux côtières, cette pêche convoite les espèces qui vivent en haute mer, jusqu’à 2000 mètres de profondeur, telles la lingue bleue, le grenadier de roche ou le sabre noir.
La pêche industrielle, championne des subventions
La pêche industrielle est pointée du doigt pour les ravages qu’elle produit sur les fonds des océans, qui abritent une riche biodiversité. L’Espagne, qui dispose de la plus importante flotte européenne, et la France réalisent à elles seules 50% des prises en eaux profondes. De ce côté-ci des Pyrénées, trois entreprises se partagent le gâteau : la Scapêche (Intermarché), qui possède huit navires hauturiers et qui représente jusqu’à 85% du total des captures d’espèces profondes. Euronor (UK Fisheries [6]), basé à Boulogne-sur-Mer qui totalise 9% des prises et Dhellemmes (qui appartient au groupe hollandais Jaczon BV, spécialisé dans la pêche industrielle et la congélation de poissons), basé à Concarneau.
« En plus d’être destructrice, cette méthode de pêche n’est pas viable économiquement », s’insurge Claire Nouvian, présidente de Bloom , une association qui se bat pour la préservation des océans profonds, et pour la survie des pêcheurs. La Commission européenne estime que dans plusieurs États membres les coûts imputés sur les budgets publics au titre de la pêche sont supérieurs à la valeur totale des captures. Autrement dit, les citoyens européens paient leur poisson quasiment deux fois : sur les étals et avec leurs impôts. « De 2004 à 2011, la Scapêche a bénéficié de quatre types de subventions pour un montant total de 9,34 millions d’euros. En dépit de ces aides et de l’injection de 20 millions d’euros par le groupe Intermarché, la Scapêche a accumulé plus de 19 millions d’euros de pertes courantes. » Mais ces aides ne permettent-elles pas de créer des emplois ? A peine. Selon les estimations des ONG, l’activité génère entre 250 et 350 emplois équivalents temps-pleins, sur terre et en mer (secteurs du transport, de la transformation et de l’emballage compris). Moins de 2 % des emplois directs et indirects du secteur.
Greenwashing en série
En France, trois poissons sur quatre sont vendus en super ou hypermarchés. Ce qui donne une responsabilité particulière à la grande distribution. En juin 2012, le jury de déontologie publicitaire a épinglé le groupement de supermarchés Les Mousquetaires, qui possède Intermarché, suite à une plainte déposée par Bloom pour « greenwashing ». L’ire de l’association porte sur une campagne de promotion prétendant que l’enseigne s’engage « pour une pêche responsable » et qu’elle joue « un rôle déterminant dans le maintien durable de la pêche en France, qui passe par la préservation et le renouvellement des ressources marines ». Il a été demandé aux Mousquetaires de retirer leur publicité.
Ils ne sont pas les seuls à exceller en« écoblanchiment ». Leclerc s’était illustré de son côté en 2010 avec une superbe campagne expliquant « ne proposer que du thon rouge provenant exclusivement de la pêche artisanale ». Et précisant, en note de bas de page, marquée par un astérisque et en petits caractères : « Excepté les 28 senneurs (les thoniers, ndlr) listés en annexe 1 de l’arrêté du 28 janvier 2010 »… C’est à dire toute la flotte industrielle française !
Inaction de l’Union européenne
Contactés par Basta !, à propos de leur politique de sélection des espèces de poissons vendues, les deux groupes n’ont pas souhaité s’exprimer. « Côté grande distribution, il y a de vrais différences selon les enseignes », tempère Claire Nouvian, dont l’association vient de publier une enquête sur les bons et mauvais élèves. Casino et Carrefour sont plutôt bien notés, au contraire d’Intermarché, de Leclerc et d’Auchan. « Mais elles ont toutes des efforts à faire en matière de transparence. Il n’ a aucune lisibilité sur les critères de choix des espèces vendues. Qui décide de suivre tel avis scientifique plutôt que tel autre, par exemple ? »
La nouvelle politique commune de la pêche, dont le projet de réforme a été acté au début du mois de juin par le Conseil européen, obligera-t-elle les distributeurs à rendre des comptes ? Nul ne le sait pour le moment. Sous la pression notoire de la France, les ministres de la pêche ont refusé d’adopter un calendrier d’actions. Le projet prévoit cependant de privilégier les pêcheurs ayant des pratiques à faible impact sur les écosystèmes, avec un taux maximum d’emplois par kilo de poisson débarqué.
1% des océans sont protégés
« Nous attendons de voir ce qui va être véritablement être acté au niveau financier,remarque Bertrand Cazalet, du Syndicat professionnel des pêcheurs petits métiers du Languedoc Roussillon (SMPR ). Comment les fonds seront-ils structurés, sachant qu’historiquement les industriels arrivent toujours à retirer leur épingle du jeu ? » Au Comité national des pêches (CNPMEM) , instance représentative plus large que les organisations professionnelles, la réforme européenne est regardée avec méfiance. De même que la constitution d’un réseau de petits pêcheurs, en lien avec Greenpeace.
Les représentants de la profession redoutent notamment la mise en place de grands espaces interdits de pêche, recommandée par divers scientifiques, dont le biologiste français Daniel Pauly . Selon ce spécialiste mondial de l’état des ressources halieutiques, l’établissement de ces zones sans pêche se fait très lentement. Seul 1% des océans est aujourd’hui concerné par cette préservation.2% dans quinze ans. Un rythme bien trop lent pour assurer le renouvellement des stocks. Le Comité national des pêches, s’inquiète aussi du retard pris sur le calendrier prévisionnel des négociations financières. Certains patrons de chalutiers craignent d’être obligés d’adapter leurs outils aux contraintes environnementales (maillages de filets plus larges pour laisser passer les jeunes poissons par exemple) sans être soutenus financièrement.
A quand un véritable label pour la pêche ?
La Commission reconnaît que, « à court terme, les objectifs environnementaux, économiques et sociaux peuvent entrer en conflit », en particulier pendant la période de reconstitution des stocks, au cours de laquelle il va falloir réduire la voilure. « Cette question est cruciale, précise Hélène Bourges, de Greenpeace.Surtout pour les « semi-industriels », ces chalutiers d’une vingtaine de mètres, qui vont devoir réduire leurs captures alors qu’ils sont enfermés dans le cercle vicieux de l’endettement et de la nécessaire surpêche. Le volet financier de la réforme doit prendre cela en compte. Ces personnes devront être accompagnées vers des modes de pêche plus durables. Mais on ne peut pas faire l’économie du temps de reconstitution des stocks. Sans poissons, pas de pêcheurs ! Cela parait logique mais il nous semble important de le souligner. »
Les consommateurs peuvent-ils agir en faveur de pratiques vertueuses ?Comment choisir le « bon » poisson ? Il n’y a guère que lors des ventes à quai, au sortir du bateau, que le poisson peut être tracé. Une fois partis dans les circuits de distribution, tout les poissons se valent, côté traçabilité. La mise en place d’un véritable label, à l’image du logo AB pour l’agriculture biologique fait partie des demandes des artisans pêcheurs. En attendant, les consommateurs peuvent aussi se référer aux tableaux et calendriers établis par Greenpeace ou l’association Slow food . Comme pour les fruits et légumes de saison.
Nolwenn Weiler
Photos : Ivan du Roy / Basta !
Lire aussi : Comment éviter d’encourager la surpêche ?
Notes
[1] Entre 20 et 50 % des prises de poissons effectuées par le secteur industriel sont rejetées à la mer.
[3] Boris Worm travaille en collaboration avec le biologiste français Daniel Pauly, Directeur du Fisheries Centre de l’Université de Colombie-Britannique, à Vancouver. Daniel Pauly est l’un des plus grands spécialistes mondiaux des ressources halieutiques. Il a développé la plus grande base de de données au monde sur la biodiversité, ainsi qu’une base de données qui cartographie les prises de pêche sur tous les océans.
[6] UK Fisheries, détenue à 50 % par une filiale de Parlevliet & Van Der Plas B.V., un membre néerlandais de l’association des chalutiers-congélateurs pélagiques (PFA), l’un des groupements professionnels les plus puissants défendant les intérêts du secteur de la pêche industrielle en Europe.
Source: BastaMag (http://goo.gl/WXJFU)
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