mercredi 23 octobre 2013

Quels systèmes alimentaires pour nourrir durablement 9 milliards d’humains ?

Allons-nous vers une crise alimentaire mondiale majeure ? Après plusieurs décennies d'insouciance, nos opinions publiques découvrent peu à peu l'ampleur du défi. Plus encore, pour nourrir convenablement neuf milliards au moins d'êtres humains en 2050, il faudra produire en quantité croissante une nourriture répondant à des normes de qualité exigeantes. Il faudra y parvenir en respectant mieux l'environnement. C'est sans doute pour l'humanité le défi majeur des 40 prochaines années, qui nécessitera de profonds changements, notamment dans nos habitudes de consommation et de production. Cela supposera d'innover, de réduire les pertes et les gaspillages, de diminuer les consommations alimentaires excessives et déséquilibrées et simultanément, de sortir de la pauvreté le milliard d'êtres humains qui souffrent aujourd'hui de la faim.
9 milliards d'hommes à nourrir. Un défi pour demain
C'est le titre de l'ouvrage co-écrit par Marion Guillou, Présidente de l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), et Gérard Matheron, Président du Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD), et publié par François Bourin Editeur.
Les auteurs observent depuis de nombreuses années les bouleversements à l’oeuvre dans les champs de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement, au Nord comme au Sud. S’appuyant sur 43 années de données rétrospectives collectées dans tous les pays du monde, ils tentent, dans leur livre "9 milliards d’hommes à nourrir. Un défi pour demain ", de se projeter sur les 40 prochaines années - jusqu’au seuil fatidique des 9 milliards de Terriens à nourrir - et proposent deux scénarios.
Pourrons-nous éviter un cataclysme ? Et à quelles conditions ? Marion Guillou et Gérard Matheron ont exposé leur diagnostic et conclusion lors de la dernière Conférence Benjamin Delessert : "Agriculture et Alimentation : Regards indisciplinés et interdisciplinaires".
Nous vivons une époque exceptionnelle de l’histoire humaine sur plusieurs plans et les décisions, les orientations que nous prenons (ou ne prenons pas) aujourd’hui auront des conséquences pendant longtemps. Nous sommes de la génération des « points d’inflexion » dans de nombreux domaines, que ce soit en matière d’alimentation, de changement climatique, de l’énergie, de préservation de l’environnement, etc.
Démographie, échec patent des communautés internationales à réduire la pauvreté, « finitude » de la planète et de ses ressources, sont des réalités, si lourdes de conséquence en misères humaines, qui nous donnent un sentiment d’urgence extrême : malgré la mobilisation internationale, malgré les innombrables conférences internationales depuis la création de la FAO après guerre, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire baisse peu (aujourd’hui proche du milliard).
Appeler nos sociétés à anticiper et à agir
Car lorsque l’on parle de sécurité alimentaire mondiale, on pense souvent à la production agricole nécessaire. On pense parfois aux guerres et troubles politiques qui détruisent les récoltes, coupent les acheminements et affaiblissent les populations, plus rarement on évoque la lutte contre la pauvreté voire la nécessité d’échanger entre zones excédentaires et zones déficitaires. Depuis peu, on mentionne aussi l’importance de réduire pertes et gaspillages.
Mais qui lie la sécurité alimentaire mondiale aux régimes alimentaires et à leur évolution, au changement climatique ou à l’augmentation rapide des classes moyennes dans le monde ?
C’est pour montrer que ces questions font un tout, que les années à venir ne seront en rien la réplique des années passées, pour explorer des besoins et les limites que nous nous sommes mis à l’ouvrage. Appuyés l’un et l’autre sur nos contextes professionnels, sur notre longue expérience, nous avons voulu transmettre notre vision. Pour nous particulièrement, présidents d’institutions de recherche, il s’agissait aussi de mettre en perspective l’ensemble de ces problèmes et d’anticiper les bonnes questions pour mobiliser les communautés scientifiques, celles aussi qui permettront d’éclairer les décideurs.
La « sécurité alimentaire mondiale » : tout se tient !
Ce livre s’intéresse donc à la sécurité alimentaire de notre monde d’aujourd’hui, mais surtout de demain. La sécurité alimentaire est un sujet complexe et exigeant. Complexe, car, même si cela demeure globalement une préoccupation essentielle, il ne suffit pas de produire assez pour que tous disposent de la nourriture nécessaire.
Le prix Nobel d’économie de 1998, Amartya Sen, écrivait déjà en 1981 : « Une famine est le signe que des gens n’ont pas assez à manger, pas qu’il n’y a pas assez à manger ». Au-delà des crises, des guerres, des inégalités économiques et sociales qui pèsent, de manière permanente ou accidentelle, sur l’accès à l’alimentation, celle-ci doit aussi être saine et ne pas créer de déséquilibres essentiels. Dès lors, il est nécessaire de ne pas seulement parler d’« offre disponible suffisante » ou d’ « offre accessible » mais aussi de pratiques nutritionnelles équilibrées, lesquelles font intervenir toute la chaîne alimentaire, de la production à la distribution, le consommateur et son environnement.
Cette question est exigeante car il s’agit ici de produire sans compromettre la satisfaction des besoins des générations futures, ce qui implique fondamentalement de revoir les pratiques agricoles et les systèmes alimentaires, et de promouvoir ceux qui sont économes en énergie, respectueux de l’environnement et justes sur le plan social. Or, le régime alimentaire actuel des pays riches est un modèle qui n’est ni soutenable, ni généralisable.
« Le modèle économique occidental est inapplicable à une population de 1,45 milliard de Chinois (en 2030) », écrit Lester Brown. Demain et ailleurs, il faudra produire et consommer différemment, et aussi réduire les pertes. Le comité d’éthique commun à l’INRA et au CIRAD résumait ainsi les enjeux des travaux de recherche dans ce domaine : « Un défi quantitatif, la production globale devant suivre la dynamique géographique ; un défi qualitatif, il s’agit de favoriser la production de produits nutritifs et sains à un prix accessible au plus grand nombre ; la nécessité de produire autrement, mais aussi de consommer autrement et de contribuer ainsi à construite une société de la modération ; la nécessité d’éviter le gaspillage à toutes les étapes de la chaîne alimentaire. »
Simple dans son énoncé, la question est nettement plus difficile à résoudre en pratique. La lutte contre la pauvreté ne suffira pas. Affirmons-le d’emblée : satisfaire les besoins alimentaires de plus de neuf milliards de personnes à l’horizon 2050 dans un cadre de développement durable est possible, mais à certaines conditions que nous allons présenter. Tel est le but du voyage auquel nous vous invitons, tirant profit des réussites et des échecs du passé pour les transformer en promesses pour notre futur. Au premier rang de ces conditions figurent la science et l’innovation. Il s’agit là bien plus que d’une croyance. C’est une conviction intime que nous partageons.
La loi dite de Malthus est très controversée. Néanmoins, comme le note Daniel Cohen, elle résiste à l’examen des faits, au moins jusqu’à la révolution industrielle. Selon cette loi, « chaque fois qu’une société commence à prospérer, un mécanisme immuable se met en place qui en annule la portée. » La croissance économique entraine dans son sillage celle de la démographie en augmentant la viabilité et en réduisant la mortalité. L’augmentation de la population conduit alors à une baisse du revenu par tête et vient fatalement le moment où la population bute sur l’insuffisance des terres disponibles pour se nourrir. « Trop nombreux, les hommes doivent mourir, par la faim ou la maladie. » Jusqu’à très récemment, au début du XIXème siècle, les implications de celle que l’on avait nommé la « science sinistre » semblaient corroborées par l’analyse des faits historiques : les niveaux de vie moyens en France sous Louis XIV ou en Angleterre, sous la reine Victoria, n’étaient pas sensiblement différents de ceux des chasseurs-cueilleurs ou des premiers agriculteurs. Pour autant, les agricultures ont profondément changé sur les dernières décennies.
Qu’il s’agisse de la révolution verte en Asie, de la mutation agricole européenne ou de l’expansion américaine, les apports techniques, comme les organisations socio-économiques dédiées, ont permis de multiplier la productivité agricole par un facteur 2 en moyenne au niveau mondial, entre 1960 et 2000, avec parallèlement un accroissement très important des écarts de productivité entre les agricultures.
Les limites de cette révolution sans précédent sont connues : limites environnementales, limites sociales, limites économiques dont les dégradations environnementales ou les émeutes de la faim de 2008 témoignent. Le progrès collectif implique demain une société ouverte à des innovations techniques, mais également sociales, prenant en compte ces exigences multiples. Il nous faudra agir vite, avec constance et à tous les niveaux, sachant que le temps nous est compté pour anticiper et infléchir le cours des évolutions qui sont à l’oeuvre.Emmanuel Le Roy Ladurie remarquait que les difficultés d’approvisionnement, les disettes et les crises alimentaires ont souvent créé des situations prérévolutionnaires. Au-delà de l’alimentation, c’est donc l’avenir des sociétés humaines qui est en jeu.
(Conférence Benjamin Delessert "Agriculture et Alimentation : Regards indisciplinés et interdisciplinaires", vendredi 11 octobre 2013 à Paris)

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