Une très intéressante journée sur l’économie sociale et solidaire a été organisée à Lille le 21 novembre
dernier, avec des chercheurs, des étudiants, des élus et des acteurs
régionaux et nationaux de l’ESS. Une table ronde portait sur
l’éventualité de mettre la notion de biens communs au service de l’ESS
et de ses réflexions sur sa propre « utilité sociale ». Jean Gadrey résume sa communication (version longue)
Je pense en effet que cette notion de
biens communs, encore peu connue en dehors de certains réseaux
militants, peut « servir » l’ESS, en me gardant toutefois d’en faire la
panacée. Je m’appuierai essentiellement sur des travaux collectifs
engagés dans cette région, le Nord Pas de Calais, depuis plusieurs
années, avec des acteurs très divers, parmi lesquels des chercheurs,
dont Laurent Cordonnier qui a eu un rôle important.
Ma courte présentation a deux parties. D’abord, les biens communs (I), puis l’ESS, l’utilité sociale et les biens communs (II).
I. LES BIENS COMMUNS, essai de caractérisation en cinq points
1) Les biens communs désignent des
qualités (j’insiste : on est dans une socio-économie de la qualité) de
ressources ou patrimoines collectifs jugés fondamentaux, aujourd’hui et
pour le futur (biens communs naturels, cultures populaires,
connaissances…) et, par extension, des qualités sociétales et des droits
universels car ce sont également des ressources collectives dont la
qualité doit être gérée en commun (l’égalité des femmes et des hommes
dans de nombreux domaines, la sécurité professionnelle des travailleurs,
la santé publique…).
2) La qualification d’un enjeu comme
bien commun n’a rien de naturel. Les biens communs sont des construits
sociaux. Ils doivent être institués. Et c’est un combat, qui met en
cause des régimes de propriété, d’appropriation et de responsabilité.
Les biens communs envisageables sont
certes très hétérogènes et très nombreux à première vue. Mais leur
mobilisation devient plus circonscrite et plus gérable dans des projets
précis. Si par exemple on se pose la question, sur un territoire, de la
conversion écologique et sociale de l’agriculture, ou de celle des
logements, alors les acteurs concernés pourront aller plus vite à
l’essentiel et identifier, après débat, un nombre limité de biens
communs à préserver, instituer et gérer. Il en ira de même pour un
projet associatif (partie II).
3) L’appellation de biens communs
contient à la fois l’exigence d’intérêt commun, d’accessibilité pour
tous, et l’idée que la gestion des biens communs est « commune »,
qu’elle passe par la coopération d’acteurs multiples. L’adjectif «
public » tend à renvoyer à « pouvoirs publics ». L’adjectif « commun »
renvoie à un pouvoir mis en commun. Voir l’annexe de la version longue de ce billet.
4) Les biens communs ne s’opposent pas
aux biens privés. L’objectif par exemple d’une transition écologique et
sociale bien menée devrait être non seulement de prendre soin de biens
communs en tant que tels, comme la qualité de l’eau, de l’air, de la
biodiversité ou de la protection sociale, mais surtout d’enrichir la
production des biens privés en biens communs écologiques et sociaux via
notamment des normes plus exigeantes (haute qualité sociale et
environnementale).
Il s’agit même probablement de ce qui
importe le plus pour l’emploi conçu comme un droit, autre bien commun.
Car enrichir toutes les productions en biens communs, c’est-à-dire
produire « plus propre, plus vert et plus social », exige en général
plus de travail à quantités identiques que de prolonger les tendances
productivistes actuelles, destructrices justement de biens communs.
5) Avec les biens communs comme qualités
d’ordre collectif, on n’est plus dans une économie traditionnelle de «
production », mais dans une économie du « prendre soin », y compris
comme condition de la production de biens privés.
- PRENDRE SOIN DES PERSONNES et du travail ;
- PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL et de droits universels ;
- PRENDRE SOIN DES CHOSES et des objets ;
- PRENDRE SOIN DE LA NATURE ;
- PRENDRE SOIN DE LA DÉMOCRATIE. C’est peut-être le premier des biens communs, ou le plus transversal.
II. ESS, UTILITÉ SOCIALE ET BIENS COMMUNS
Je peux en venir à l’ESS et à la façon
actuelle de réfléchir à ses propres projets en termes d’utilité sociale
et écologique, des termes que je ne propose nullement d’abandonner, bien
au contraire, on en a besoin, mais que l’on pourrait compléter et
consolider.
L’utilité sociale d’une organisation de
l’ESS désigne, au-delà d’objectifs éventuels de production de biens et
de services destinés à des usagers individuels, sa contribution à des
objectifs collectifs (ou « bénéfices collectifs ») tels que :
- la réduction des inégalités et de l’exclusion ;
- le renforcement de la solidarité, du global au local, et la sociabilité ;
- l’amélioration des conditions
collectives du développement humain durable (dont font partie
l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, et la démocratie).
On peut y ajouter les qualités
démocratiques du mode de fonctionnement interne des associations,
lorsqu’elles sont respectées, car elles ont un certain potentiel de
diffusion et d’attraction, surtout dans une période de crise profonde de
la démocratie.
De toute évidence, les bénéfices
collectifs inclus dans la définition de l’utilité sociale ont beaucoup à
voir avec des biens communs : c’est toute la collectivité concernée qui
bénéficie de leur qualité, et c’est la délibération qui les institue
comme bénéfices collectifs reconnus.
Ce qui peut subsister de différence dans
les faits réside dans cette caractéristique centrale des biens communs :
ils sont gérés en commun, par la coopération de parties prenantes
diverses. Est-ce toujours le cas des bénéfices collectifs « produits »
par les organisations de l’ESS ?
Dans les faits, il me semble que, dans
l’état actuel des choses, certains de ces bénéfices collectifs de l’ESS
ressemblent plus à des biens publics classiques qu’à des biens communs
(voir l’annexe de la version longue de ce texte).
C’est en particulier le cas lorsque des organisations de l’ESS
deviennent des sous-traitantes de l’action sociale publique, ce qui est
légitime et produit des résultats collectifs appréciables, mais sans
introduire nécessairement dans leur gestion interne et surtout externe
un degré de coparticipation suffisant pour que l’on puisse parler de
biens communs issus de la coopération. C’est aussi le cas lorsque les
bénéficiaires d’actions associatives deviennent des « destinataires » ou
des « publics » dont les capacités d’intervention autonome sont peu
sollicitées.
Le fait de penser l’utilité sociale en
termes de biens communs nous invite à renforcer, dans l’ESS elle-même,
le modèle coopératif dont elle est issue, non seulement en interne, mais
également en externe, en s’appuyant sur les capacités autonomes de ses
parties prenantes à « coproduire » et cogérer cette utilité sociale.
C’est déjà le cas dans une partie de l’ESS, mais, dans d’autres cas,
c’est une stratégie en partie nouvelle de partage des responsabilités et
donc du pouvoir de décision.
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