La Pac: un outil fondamental pour la construction européenne
Instaurée dès la naissance de la CEE par le traité de Rome de 1957, la politique agricole commune a longtemps représenté la première politique de l'Europe en terme de budget. À ce jour, elle pèse près de 57 Milliards d'euros, soit environ 43 % du budget total de l'Union (
voir l'article: Mieux comprendre le fonctionnement de la Pac).
Elle a permis à notre continent :
• de moderniser son agriculture,
• d'assurer la sécurité alimentaire de sa population et de sortir du rationnement de la guerre,
• de rendre l'alimentation accessible à tous, tout en stabilisant le prix de nos denrées face aux fluctuations des marchés,
• de libérer une forte partie de la main d'œuvre paysanne qui a contribué au développement de l'industrie et des activités de service durant les Trente Glorieuses.
Cette politique agricole commune, du fait de son échelle déterminante (27 pays membres) et de la masse budgétaire qu'elle représente (57 milliards d'euros), constitue un outil extrêmement puissant pour réorienter le développement économique et social de notre continent. Nous pouvons nous en servir comme d’un levier de croissance durable et solide afin de sortir de la crise systémique dans laquelle nous sommes actuellement plongés. Nous avons, en effet, besoin de construire très rapidement un nouveau modèle de développement plus stable, plus respectueux des équilibres humains et environnementaux, et devons, pour cela, nous appuyer sur le secteur primaire qui constitue le socle premier de l'ensemble de nos économies.
L’effondrement de notre modèle économique actuel et les opportunités de rebonds qui s'offrent à nous
La logique économique globale qui a prévalu depuis les années 50 repose sur la captation, l'exploitation irrationnelle et la destruction de nos ressources naturelles (terres, eaux, biodiversité, énergies fossiles, équilibres écologiques et climatiques...). Cette logique arrive clairement à son terme pour des raisons - entre autres - d'épuisement du milieu et d'augmentation de la population mondiale. Nous sommes contraints d'apprendre à mieux préserver, valoriser et répartir nos ressources collectives à l'échelle de la planète si nous ne voulons pas aller au-devant de crises majeures généralisées à l’ensemble des pays. L'agriculture a, dans ce domaine, un rôle primordial à jouer car elle pèse de façon directe et déterminante sur l'ensemble de ces facteurs naturels. La Pac est donc un précieux outil à notre disposition pour impulser cette transition agro-socio-écologique au niveau européen, voire mondial.
Sur le plan économique, nous avons fait le choix d'un marché mondialisé insuffisamment régulé qui met en concurrence directe l'ensemble des économies nationales du globe. Cette compétition sauvage entraîne de nombreuses faillites et délocalisations dans tous les secteurs d’activité et fragilisent aussi bien les individus (nombreux cas de dépression et de suicides liés au travail ou à la perte de travail) que les sociétés (repli identitaire, communautarisme, montée du populisme européen). Au-delà de nos entreprises et de nos ménages, cette logique met ainsi en danger :
- la cohésion sociale de nos territoires,
- le financement de nos services publics,
- le fonctionnement de nos institutions nationales et communautaires,
- l'avenir de nos démocraties et de nos relations géopolitiques avec le reste du monde.
Pour répondre à cela, les politiques de croissance et d'emploi auxquelles nous avons recours depuis des années se concentrent essentiellement sur les industries de pointe, les hautes technologies et les activités tertiaires à haut rendement. Cette stratégie montre de plus en plus clairement ses limites. En dehors de cas exceptionnels et difficilement reproductibles tels que l'Allemagne, la majorité de nos balances commerciales sont fortement déficitaires et le chômage augmente désormais dangereusement dans la plupart des pays européens. Nous devons donc changer rapidement notre stratégie de développement économique et social pour éviter une grave récession continentale aux conséquences difficilement prévisibles.
Pour mettre en place cette nécessaire transition, nous pouvons nous appuyer sur le secteur primaire, en particulier sur l'agriculture, la pêche et la production forestière. Celles-ci doivent, pour cela, être pratiquées de façon moins intensive, plus durable et plus génératrice d'emplois. Nous pouvons, dans le prolongement, nous appuyer sur les secteurs de l'éco-construction, des économies d'énergies et des énergies renouvelables, des nouveaux moyens de transports, des industries éco-innovantes, du petit commerce et de l'artisanat qu'il faut impérativement redéployer, principalement dans le secteur rural, et bien sûr des services de proximité (en particulier les services à la personne).
Les pistes de rebonds sont donc multiples, et la crise systémique actuelle à laquelle nous sommes confrontés nous fournit une formidable opportunité pour engager cette transition économique et sociale, au niveau local mais aussi à l’échelle européenne, en lien avec nos partenaires internationaux.
La contribution essentielle du secteur agricole à une telle transition
Tout d'abord le secteur de l'agriculture et de l'alimentation constitue la fondation première et le socle vital de toute société moderne de type néolithique. C'est bien pour cela que l'Europe s'est dotée d'un outil central tel que la Pac dès sa création. La réorientation de notre économie européenne (et plus largement mondiale) passe donc par cette « case de départ » agricole et alimentaire.
En plus de ce rôle central, le secteur agricole présente de précieux atouts pour soutenir la relance économique et sociale de notre continent :
• Il fonctionne à partir de ressources gratuites, abondantes et durables (pour peu qu'on les gère avec un minimum de respect et d’équilibre) : la fertilité de nos sols et le fonctionnement écologique et hydro-climatique de nos différents terroirs.
• Il répond à une demande solide, connaissant une croissance lente et régulière : les besoins alimentaires de la population européenne. Il peut, par ailleurs, répondre en partie aux besoins du marché alimentaire mondial, en précisant que celui-ci doit être mieux régulé, plus équitable et donc moins spéculatif.
• Il est enfin facile à relocaliser car les produits issus d’une agriculture de proximité (si possible biologique) sont synonymes de fraicheur, de qualité et de lien social, et sont de plus en plus recherchés par les consommateurs européens.
Le redéploiement de nos filières agricoles et alimentaires européennes doit donc devenir une priorité pour l'ensemble de nos dirigeants nationaux et communautaires (ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui mais commence à émerger à différents niveaux institutionnels de façon encourageante). Ce redéploiement doit se faire en privilégiant les exploitations de petites et de moyennes tailles, qui génèrent le plus d'activités et d'emplois. Il doit, par ailleurs, s'appuyer sur des modes de productions plus écologiques qui favorisent davantage le travail humain (de 20 à 40 % de plus, selon les filières, pour l'agriculture biologique que pour l'agriculture industrielle).
Une telle réorientation de notre agriculture européenne permettrait de créer entre plusieurs centaines de milliers et plusieurs millions d'emplois à l'échelle communautaire, dans les dix prochaines années. Cela concerne aussi bien les emplois agricoles directs que les emplois induits dans les filières en amont et en aval. Il est utile de rappeler ici qu'un emploi agricole (qu'il soit indépendant ou salarié) génère entre cinq et sept emplois indirects. Cela représente une performance précieuse sur laquelle nous devons impérativement nous appuyer pour assurer la relance économique et sociale de l'Europe sur des bases solides et pour offrir des perspectives d'activités durables et humainement valorisantes à la jeunesse de notre continent.
Le développement de méthodes agro-écologiques permettant de réduire, puis de supprimer à terme, l’utilisation des intrants chimiques et de limiter fortement le travail mécanisé des sols, est par ailleurs indispensable pour réduire nos besoins en énergies fossiles. Selon Lionel Villain (négociateur du Grenelle agricole français), l'agriculture intensive consomme en moyenne 250 L d'équivalent pétrole par hectare de grande culture (semences, intrants, mécanisation et fournitures compris). Cette forte consommation carbonée pèse lourdement sur notre dépendance énergétique européenne et sur les balances commerciales de nos Etats. Ce poids devient de moins en moins supportable, du fait de la fragilisation croissante de nos économies, et nous impose clairement un chargement de modèle agricole rapide. De plus l’agriculture industrielle, qui est responsable à elle seule de 33 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine s’avère fortement déficitaire d’un point de vue énergétique: dans les années 40, une calorie fossile donnait plus de 2 calories alimentaires alors que depuis les années 2000 il faut 10 calories fossiles pour produire 1 calorie alimentaire ! Le rendement a été divisé par 20.
Une telle transition agro-écologique est par ailleurs nécessaire pour protéger la santé des producteurs et des consommateurs, ainsi que la qualité de l'environnement et le maintien de notre indispensable et irremplaçable biodiversité. Cette transition passe de plus par la diversification agricole de nos multiples terroirs, ce qui favorise la souveraineté alimentaire des populations locales. Elle permet enfin de restaurer et de créer de multiples liens économiques et sociaux et d'améliorer la qualité et la typicité de nos paysages ruraux et péri-urbains ; autant de facteurs qui ont un impact positif profond sur un fonctionnement plus équilibré et plus harmonieux de nos sociétés.
Nos préconisations concrètes concernant la réforme de la Pac
Concernant le premier pilier :
Le transfert progressif de fonds depuis le premier vers le second pilier, initié en 2003, nous semble aller dans le sens de la consolidation et de l'autonomie économique des exploitations. Il nous semble, en effet, indispensable de mieux organiser les filières agricoles et le marché agro-alimentaire pour qu'ils rémunèrent mieux les producteurs, et de diminuer parallèlement les aides directes aux exploitations afin qu'elles se libèrent de la tutelle des finances publiques. Passer de 20 % du budget de la Pac, actuellement consacré au second pilier, à 40 % à l'horizon de 2020 permettrait de continuer à avancer dans ce sens. Les aides directes qui disparaitront en conséquence pour les exploitations devront donc être compensées par une revalorisation des prix réels du marché, ce qui passe par la fixation de prix agricoles garantis et par l'encadrement des marges des secteurs agro-alimentaire et de la distribution (point détaillé plus bas).
Concernant les modalités de soutien aux revenus des agriculteurs qui restent nécessaires, nous sommes favorable à un découplage total des aides directes qui, n'étant plus liées aux volumes de production, encouragent moins la recherche de hauts rendements et la production intensive.
Le calcul des droits de paiement en fonction de la surface exploitée nous semble par contre encourager la concentration du foncier autour d'un nombre décroissant de grandes exploitations alors qu'il est impératif de redistribuer les terres et de rechercher la multiplication de fermes de tailles modestes. Le nombre d'actifs travaillant sur l'exploitation nous semble être une base de calcul indispensable pour atteindre cet objectif et nous préconisons fortement cette option.
L'abandon progressif des références historiques (calcul des aides basé sur les montants perçus par l'exploitation en 2000, 2001 et 2002) nous paraît également nécessaire pour les mêmes raisons.
La dégressivité des aides que propose la Commission européenne (12 octobre 2011) à partir de 150 000 €, et leur plafonnement au-delà de 300 000 € par exploitation et par an (déduction faite de la masse salariale et les paiements « verts » touchés par l'exploitation) va également dans le bon sens. Ces montants nous semblent cependant encore trop élevés pour assurer un transfert suffisant des grandes vers les petites exploitations. Nous proposons donc qu'ils soient révisés à la baisse de façon significative.
La proposition de la Commission que les paiements directs soient remplacés, pour les petites exploitations agricoles, par un paiement forfaitaire limitant ainsi la surcharge administrative, nous semble pertinente.
Toutes les mesures qui favoriseront, d'une manière ou d'une autre, le redéploiement du nombre des exploitations et des emplois agricoles en Europe vont pour nous dans le bons sens. Dans ces deux domaines, des objectifs chiffrés à l'échelle européenne et déclinés au niveau national, nous semblent indispensables pour fixer clairement le cap que nous voulons atteindre à l'horizon de 2020.
Au delà de la répartition entre les exploitations, une meilleure répartition entre les filières, les territoires et les Etats-membres (y compris les nouveaux pays entrants) nous semble indispensable.
Concernant la « conditionnalité environnementale » des aides directes, enfin, la Cour des comptes européenne a noté, fin 2008, que les États membres ne respectaient pas leur application. Des pénalités efficaces doivent donc être mises en place dans la nouvelle Pac.
Concernant le deuxième pilier :
Comme nous l'avons évoqué précédemment, nous saluons son renforcement budgétaire depuis 2003 et souhaitons le voir se poursuivre.
Nous saluons également le principe du « verdissement » de la Pac et souhaitons que celui-ci aille assez loin pour permettre un essor réel et déterminant de l’agriculture biologique en Europe. Cela passe, en particulier, par les orientations budgétaires du 2ème pilier. Pour cela, il nous semble indispensable de financer en conséquence :
• les programmes de recherche dans ce domaine,
• la réorientation des programmes de formations agricoles dans ce même sens,
• l'accompagnement technique des candidats à la reconversion,
• l'organisation professionnelle des producteurs concernés.
Des objectifs chiffrés, tel que (au minimum) 20 % de la surface agricole utile européenne en agriculture biologique pour 2020 (si l'on s'inspire des préconisations du Grenelle agricole français de 2010), nous semblent absolument nécessaires pour avancer sur des bases suffisamment claires et volontaristes dans cette direction.
Nos propositions complémentaires :
Au delà de cette réorientation de la Pac déjà existante, qui nous semble aller dans le bon sens (même si nous pensons qu’elle doit aller plus loin), nous préconisons un certain nombre de réformes de fond à mener en parallèle au niveau à la foi communautaire et national :
• Préserver de toutes urgence les terres agricoles, même en friche, afin de conserver intact notre potentiel de production européen. Faciliter, par tous les moyens possibles, la mise à disposition de ces terres pour l'installation de nouveaux agriculteurs. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, nous sommes en train de travailler sur une proposition de loi nationale allant dans ce sens, en lien avec différents groupes du Parlement français. Une telle initiative pourrait être en partie reprise au niveau du droit européen.
• Encadrer notre marché commun de façon à fixer des prix agricoles garantis pour chaque filière, dans chaque pays ou groupes de régions appropriés ; ces prix ne pouvant pas être inférieurs aux coûts de production de chaque filière dans la zone concernée. Cette mensure permettra de reconstruire un revenu réel pour les exploitations et d'amorcer la nécessaire réduction budgétaire du 1er pilier de la Pac qui est à poursuivre.
• Homogénéiser les taux de marges réalisés par le secteur de l'agro-alimentaire et de la distribution afin de limiter leur recours massif aux filières d'importation proposant de la faible qualité et des prix bas qui permettent de maximiser les marges. Cette mesure permettra, de plus, de garantir des prix accessibles pour les consommateurs et favorisera le pouvoir d'achat indispensable pour la relance de nos économies.
• Mettre en place une politique de stockage alimentaire de sécurité afin d'assurer l'approvisionnement continue de nos territoires. Cela permettra également de combattre la spéculation croissante sur ces marchés (en particulier sur les céréales) dans une optique de soutien pour les producteurs et de solidarité pour les pays fortement dépendants des importations (les pays du sud en particulier).
• Mettre en place un plan d'urgence européen pour la protection des insectes pollinisateurs dont dépend une très grande partie de notre alimentation. Cela impose de retirer rapidement un certain nombre de pesticides soupçonnés de porter atteinte à ces précieux auxiliaires, pour un principe de précaution évident.
• Redonner aux agriculteurs le droit de gérer leurs productions de façon plus autonome (non obligation de puçage RFID du bétail ou de vaccinations imposées sur des bases contestables, droit de produire et d'utiliser librement des préparations à base de plantes (ex : purins d'orties)...
• Limiter, au sein de nos Etats-membres, les mesures de contrôles administratifs excessifs sur les exploitations. Ces contraintes administratives, dont un certain nombre n'ont pas de réelle utilité, demandent beaucoup de temps aux producteurs qui travaillent déjà très dur, et fragilisent encore leur situation. Elles imposent, par ailleurs, à nos administrations un travail lourd et coûteux qu'il convient de réduire face à nos situations budgétaires actuelles.
• Redonner aux agriculteurs une liberté d'accès aux ressources génétiques (semences et reproducteurs animaux) qui leur a été confisquée par un certain nombre de contraintes réglementaires, bien souvent sous le poids d'intérêts privés.
• Organiser un référendum européen au sujet de l'expérimentation, la production, l'importation et la distribution de produits OGM.
• Construire un programme d'éducation alimentaire commun afin d'encourager les consommateurs européens à se nourrir plus sainement, à privilégier l'agriculture locale et à consommer plus de protéines végétales qui sont meilleures pour leur santé et pour leurs finances. Encourager, par ailleurs, une consommation de viande moins fréquente et de meilleure qualité.
Au-delà de ces préconisations spécifiques, il nous semble indispensable que l'Europe se dote d'un « Schéma d'orientation agricole et alimentaire commun » pour se fixer des orientations claires à l'horizon des prochaines décennies. Cela nous semble indispensable pour construire une politique de long terme dans ce domaine essentiel. Le scénario national « Afterres 2050 » (1) proposé en France par le Bureau d'Étude de Solagro ou le « Plan de souveraineté alimentaire régional » (2) actuellement à l'étude en Provence-Alpes-Côte d'Azur, sont deux démarches qui vont dans le sens de ce travail d'anticipation et de planification. Ils peuvent apporter une base méthodologique utile pour un travail analogue au niveau européen.
Pour conclure :
Même si l'Europe traverse une période de forte turbulence à de nombreux niveaux, il nous semble que celle-ci nous offre des opportunités réelles de rebond salvateur, et cela commence par la mise en place de la future Pac. Nous avons d'une certaine manière rendez-vous avec notre histoire, mais aussi et surtout avec notre avenir. Nous devons donc faire les bons choix, en tenant compte des nécessités collectives auxquelles nous devons répondre, et en maîtrisant les intérêts privés qui pourraient nous en détourner.
Notre réussite devra ainsi et avant tout être une réussite commune de politique !
Jean-Christophe ROBERT (association Filière Paysanne):
filiere.paysanne@gmail.com + 33 4 91 47 84 95
Bernard ASTRUC (association Bio Consom’acteurs Provence):
bioconsomacteursprovence@gmail.com + 33 4 94 73 70 65
Renvois :
(1) « Scenario Afterres 2050 » réorganisation des filières agricoles et agro-alimentaires
http://www.solagro.org/site/446.html
(2) Propositions pour l’élaboration d’un « Plan de Souveraineté Alimentaire Régional » en Provence Alpes Côte d’Azur – communication sur demande