Marie-Monique Robin est journaliste et a reçu le prix Albert Londres pour son film le Voleur d’Yeux en 1995. Son documentaire « Le monde selon Monsanto » connaît en 2008 un grand retentissement, et ouvre le premier volet d’une trilogie dont le dernier opus sera diffusé sur Arte le 16 octobre prochain. Joliment intitulé « Les moissons du futur », ce documentaire réalisé pour la télévision emmène le spectateur à travers le monde visiter une série d’expérimentations réussies dans le domaine de l’agroécologie, avec pour objectif de montrer que nourrir la population mondiale sans pesticide ni autre intrant chimique est possible. Alors que l’opus précédent – « Notre poison quotidien » exposait la façon dont l’industrie agroalimentaire d’aujourd’hui nous empoisonne, « Les moissons du futur » au titre plus ensoleillé prétend donc donner à la série un débouché optimiste en se concentrant sur l’exposé de solutions, de façon opportune puisque la réforme de la PAC rentrera dans une phase-clef en 2013. Le jeudi 4 octobre dernier donc, le film était diffusé en avant-première au cinéma à Paris. Retour sur cette projection.
Mardi 9 octobre 2012
Avons-nous besoin de pesticides pour nourrir le monde ? Selon le dernier rapport de l’Organisation de l’ONU pour l’alimentation publié le mardi 9 octobre, près de 900 millions de personnes chaque jour ne mangent pas à leur faim. L’argument selon lequel l’utilisation de pesticides et autres produits de l’industrie agrochimique serait indispensable pour s’attaquer à ce problème, ou pour empêcher qu’il ne prenne de plus amples proportions, se présente comme une vérité établie, et fait partie de ces « boîtes noires » auxquelles l’on n’ose pas toucher de peur de ce qu’elles vont révéler.
C’est sur ce constat que s’ouvre le film de Marie-Monique Robin, qui décide de partir en enquête de par le monde se faire son propre avis sur la question. Du Mexique au Japon en passant par le Malawi, le Sénégal et les Etats-Unis, la journaliste se porte à la rencontre de fermiers ayant décidé de sortir du système agroalimentaire « conventionnel » pour développer des pratiques agricoles alternatives. Que ce soit le Push-pull en Inde, l’agroforesterie au Malawi ou encore la technique de la Milpa au Mexique, ces méthodes « agroécologiques » ont en commun d’affranchir les paysans de la dépendance aux intrants chimiques fournis par les géants de l’agroalimentaire – pesticides et OGM. Elles privilégient le rétablissement des processus naturels au sein des écosystèmes, les jeux de combinaison des espèces entre elles, le non-labour ainsi que l’autoproduction par les fermiers des semences et des engrais.
Au gré du parcours, la réalisatrice donne la parole à une variété d’acteurs : Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations-Unies sur le droit à l’alimentation et ardent défenseur au niveau international de l’agroécologie, associations et regroupements d’agriculteurs, formateurs, chercheurs et pédagogues avec l’inventeur de la technique Push-pull le professeur Zeyaur R. Khan. Cependant, le film se déroule en grande partie dans ces fermes alternatives qu’il prend le parti de montrer en détails, s’attardant sur le travail aux champs, ainsi que sur la vie et les témoignages d’agriculteurs que l’on découvre engagés, dignes, lucides, et fiers d’avoir reconquis leur autonomie.
Sous la caméra de Marie-Monique Robin, la « boîte noire » se transforme dès lors en « boîte rose ». Même si sont palpables par moments l’angoisse des habitants du Malawi sur lesquels plane le spectre de la famine, ou le malaise de l’agriculteur conventionnel américain conscient des méfaits sur la santé des produits qu’il manipule, ce sont bien la détermination, l’enthousiasme et l’humanité qui sont mis en avant chez ces agriculteurs qui ont choisi une nouvelle voie. La facture du film elle-même reflète les bons sentiments et l’optimisme qui en sont le départ ; au-delà de l’habillage graphique aux tons vifs et colorés, du générique enlevé, de la musique entraînante, on retient surtout ce gigantesque ballon-mappemonde que les protagonistes se passent les uns aux autres. Sorte de fil ou plutôt de « bulle » directrice, le ballon crée un leitmotiv et une impression visuelle de légèreté ; passant de main en main, il symbolise ainsi le sort de la planète que chacun contribue à déterminer, et figure la solidarité des différents acteurs qui en sont responsables bien que répartis au travers du globe. Il s’inscrit aussi dans un geste très didactique puisque chaque protagoniste y montre du doigt l’emplacement de son pays, tandis que Marie-Monique Robin expose en voix-off des éléments-clefs pour appréhender le contexte du pays.
Le film cependant, malgré ses bonnes intentions et son contenu informatif fourni, n’échappe pas à l’effet catalogue. Le leitmotiv léger et amusant de la mappemonde, frisant la naïveté parfois, ne suffit pas à donner une structure et une progression véritable à un film qui, bien que s’inscrivant dans une démarche très louable, s’essouffle. Certes, l’on apprend le fait frappant que 50 pourcents des pesticides répandus n’atteignent pas leur cible. Certes il est intéressant de comprendre le contrecoup et les ravages à l’échelon local de l’accord de libre-échange mis en place avec l’ALENA, et de découvrir qu’a été calculé aux Etats-Unis un coût caché des pesticides, de l’ordre de 10 à 26 milliards de dollars. Et oui, qu’il est salvateur de s’entendre rappeler par la bouche de ce fermier mexicain assis à une table bien garnie, la distinction entre la sécurité alimentaire – définissant l’approvisionnement assuré d’un acteur en nourriture sans tenir compte de la distinction entre ce qui est importé/acheté à l’extérieur et produit localement - et la souveraineté alimentaire – prenant en compte la capacité d’un acteur à autoproduire et disposer librement de ce dont il a besoin pour nourrir sa population. Cependant, les notions et éléments d’analyse plus globale n’empêchent pas l’impression de se créer que le film laboure en surface.
En effet, en choisissant à l’intérieur de la trilogie de distinguer assez nettement l’exposé des problèmes – auquel étaient consacrés les deux premiers opus, le Monde selon Monsanto et Notre Poison quotidien - de l’exposé des solutions, le film se prive de la dynamique que donne d’ordinaire une certaine dialectique. Captivé par la description des mérites des différentes méthodes agroécologiques, il fait ce faisant l’impasse sur des questions que ces méthodes nouvelles soulèvent immanquablement : si les pratiques de l’agroécologie, telles que la Milpa par exemple sont si miraculeuses, qu’est-ce qui explique donc qu’elles ne se soient pas propagées plus largement et n’aient pas encore pris le pas sur les méthodes conventionnelles ? Certaines clefs manquent pour resituer dans un ensemble les exemples édifiants exposés et ainsi dépasser ou relativiser le cas singulier. Ne pas pousser jusqu’à savoir pourquoi et comment la méthode tant vantée pourrait se diffuser et atteindre une masse critique entame – et c’est dommage - la crédibilité de ce qui est montré.
On déplore que des terreaux d’idées aussi fertiles que celui de la permaculture ne viennent pas ici enrichir le point de vue, et replacer l’agriculture, ce secteur « à la croisée des chemins », dans une philosophie et une intelligence plus globales et profondes du vivant et des écosystèmes. Ce que le film de Coline Serreau - solutions locales pour un désordre global, sorti en 2010 – dont il semble être un remake plus léché - avait lui réussi à faire, bien que son film ait pâti techniquement du manque de budget et que tout le monde y compris ses plus fervents admirateurs aient reconnu qu’il avait été « filmé avec les pieds ». Certes le témoignage des Tekei, ces réseaux d’entraide japonais liant agriculteurs et citoyens, est avec bon sens placé en conclusion du film, et dans une perspective un peu élargie montre que leur pratique agricole est étroitement liée à une transformation des rapports humains, quand le fermier se dit être, par-delà les produits de la terre, le cultivateur et le garant de relations humaines précieuses avec ceux qu’il approvisionne. Mais il manque à ces différentes étapes de globe-trotter un souffle, propre à donner une portée universelle et un recul historique sur l’ensemble.
La vocation télévisuelle du film est-elle l’explication du fait qu’il n’ait pas cristallisé plus avant la poétique de la terre, et évoqué des notions aussi clefs que celle de la biodynamie ou de la permaculture ? Malgré sa vocation didactique clairement affichée, il laisse également en suspens des questions importantes pourtant esquissées telles que celle de l’articulation – distinction entre agriculture bio et agroécologie ; mais il laisse aussi en suspens ce que Marie-Monique Robin avait pourtant au début du film affiché comme la trouvaille et le scoop résultant de son investigation : à savoir que, loin d’être la panacée pour contrer les famines, ce sont bel et bien les pesticides qui créent la faim dans le monde. Ce retournement de perspective, percutant et prometteur, n’est en effet guère qu’esquissé, alors qu’il aurait pu donner lieu à un développement argumenté bref mais lourd de sens et de portée.
Le film pâtit enfin de ce même déracinement et effet « hors-sol » que celui que l’on peut déplorer dans l’agriculture moderne ainsi que dans les modes de vie et points de vue mondialisés. A un certain moment, l’éparpillement des lieux diminue également l’intensité des visions, qui s’annulent ou se mélangent l’une l’autre. « L’utopie » ne se matérialise pas. Sautant de pays en pays, que ne resserre-t-il pas également la problématique à un moment de sa progression, en la relocalisant à l’échelle de la France et de son public ? Ce qui est décisif puisque la solidarité internationale ne doit pas faire oublier ce qui se passe chez nous, et l’importance de l’action locale sur les territoires. Un recentrage géographique de la question aiderait d’ailleurs tout naturellement à faire déboucher le film sur un autre aspect essentiel, à savoir l’incitation à l’action. Une approche plus globale de l’agriculture, montrant comment elle impacte le mode de vie et la résilience générale des populations aurait enfin pu permettre de faire le pont entre les initiatives lumineuses montrées par le film et les spectateurs, établissant ainsi une boucle essentielle s’il en est.
Alors que l’urgence d’une transformation radicale de nos modes de vie se fait de plus en plus sentir, la question est alors posée des différentes façons d’aborder à l’écran ces enjeux cruciaux pour l’époque actuelle. Dans la série de documentaires engagés décrivant la conjonction de crises de diverses natures auxquelles nous assistons, le film de Coline Serreau « Solutions locales pour un désordre global » avait déjà marqué un tournant, et établi un diagnostic pertinent : selon la réalisatrice en effet, « Les films d'alertes et catastrophistes ont été tournés, ils ont eu leur utilité, mais maintenant il faut montrer qu'il existe des solutions, faire entendre les réflexions des paysans, des philosophes et économistes qui, tout en expliquant pourquoi notre modèle de société s'est embourbé dans la crise écologique, financière et politique que nous connaissons, inventent et expérimentent des alternatives. » Le film de Marie-Monique Robin s’inscrit donc dans cette même veine optimiste et constructive, utilisant le langage simple et didactique des documentaires télévisuels destinés sans doute en majeure partie à informer et sensibiliser un public non encore averti.
Cependant, ceci nous amène à relativiser la dimension de « film-événement » que certains ont pu vouloir donner à ces « Moissons du futur ». Non, le film n’innove pas particulièrement et ne marque pas de tournant dans la série des documentaires engagés par lesquels réalisateurs et journalistes prennent aujourd’hui la responsabilité d’alerter et d’informer leurs concitoyens.
Ceci ne doit pas nous faire oublier cependant que l’écologie a aussi besoin aujourd’hui de « grands récits », qu’il s’agisse de mettre en visibilité son histoire passée, ou de donner forme et contours à la société alternative que nous pourrions construire demain. Il y a donc un besoin urgent, au-delà d’un catalogue de reportages sur des endroits disséminés de par le monde, de récits amples et synthétiques proprement « utopiques », offrant à voir aussi d’autres façons d’habiter et d’être présents au monde, dans les différents aspects réunis de nos modes de vie. Pour nous donner envie de déménager dans la maison et la société écologiques de demain, nous aurons besoin de visions fortes - transversales, lyriques et profondes - s’adressant non pas seulement à notre dimension pragmatique et rationnelle, mais aussi à notre imagination, à nos émotions et à notre être tout entier.
Remercions donc Marie-Monique Robin pour ce film aux intentions louables et aux exemples inspirants, et espérons que de nombreux autres viendront après celui-ci s’emparer du sujet et continuer de le creuser, dotant leur travail de perspectives, d’une poétique et d’un ancrage plus grands encore.
Source: MediaPart (http://goo.gl/eEN04)
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