En mettant l'accent sur la productivité de ses employés et le développement de sa marque propre, le distributeur espagnol Mercadona est devenu le leader du marché de l'autre côté des Pyrénées. Au prix de pratiques dénoncées par les grandes marques.
Une entreprise qui réalise 100 % de ses ventes en Espagne, pays plongé dans la récession et où un actif sur quatre est au chômage, peut-elle s'en sortir ? Difficilement, a priori. Pourtant, Mercadona, le premier distributeur de l'autre côté des Pyrénées avec 20 % de part de marché, a montré que c'était possible. Avec plus de 16 milliards d'euros de chiffre d'affaires (+ 7,9 %) l'année dernière, la chaîne de supermarchés a détrôné le roi El Corte Inglès, qui a vu ses ventes reculer de 3,9 %, à 15,7 milliards d'euros. Une consécration pour un groupe familial né modestement, il y a un peu plus de trente ans.
Tout commence en effet en 1981, quand Juan Roig rachète à ses parents leur entreprise, avec son épouse et ses frères, et en prend la direction. L'affaire se limite alors à huit épiceries, représentant une surface de vente totale de 300 mètres carrés. Patiemment, Juan Roig, qui devient avec sa femme le principal actionnaire en 1990, construit un véritable empire : aujourd'hui, Mercadona compte 1.356 magasins, 70.000 emplois directs, 400.000 indirects et une réputation indéfectible de qualité auprès de sa clientèle. N'importe quel habitué interrompu pendant ses courses dans l'un des supermarchés Mercadona vous répondra que l'enseigne dispose, selon lui, du meilleur rapport qualité-prix du marché. Derrière Zara, Mercadona est la marque ayant la meilleure réputation en Espagne.
Le chantre de la productivité
Comment expliquer un tel succès ? La couverture du rapport annuel offre une première piste. L'employé peut y contempler son reflet et le message suivant : « Culture de l'effort et du travail, le succès dépend de moi. » L'entreprise s'érige en chantre de la productivité. Coutumier des déclarations chocs, qui lui ont forgé une image de gourou, son discret fondateur n'a-t-il pas loué les bazars chinois, ces épiceries de quartier ouvertes à toute heure du jour et de la nuit, en invitant les Espagnols à s'en inspirer ? Sa maxime : « Premièrement donner, deuxièmement demander et troisièmement exiger. »
« Il est de notoriété publique que les employés de Mercadona sont mieux payés, mieux formés, plus motivés, explique Luis Simoes, directeur général pour la péninsule Ibérique du cabinet de conseil Kantar World Panel. Ca peut paraître accessoire, mais ça ne l'est pas, car ce sont eux qui s'assurent que les linéaires sont bien remplis et que le service donné aux consommateurs est réellement de qualité. » Chez Mercadona, tous les employés sont en CDI et reçoivent chaque année une partie des bénéfices (223 millions d'euros ont été répartis en 2011). Les femmes disposent d'un cinquième mois de congé maternité et plusieurs centres logistiques sont équipés de crèches gratuites, s'adaptant parfaitement aux horaires des employés.
En échange, Mercadona exige. Et ça se voit : « Les ventes par employé sont 18 % plus élevées que ceux des autres supermarchés espagnols et 46 % plus élevées que la moyenne des supermarchés américains en 2008 », note le professeur Zeynep Ton dans un article publié dans la « Harvard Business Review ». L'année dernière, la productivité a encore augmenté, passant de 21.804 euros vendus par employé par mois, à 22.220 euros. Et pour preuve que, malgré les exigences auxquelles ils sont soumis, les travailleurs se sentent majoritairement bien chez Mercadona, le taux de rotation y est très faible.
La motivation et l'engagement de ses employés, Juan Roig l'obtient par leur concentration sur un seul et unique objectif : la satisfaction du « jefe » (chef). C'est ainsi qu'est surnommé le client à l'intérieur de l'entreprise ! « C'est fédérateur comme communication interne, ça permet une mobilisation exceptionnelle », souligne Luis Simoes. En effet, le client est placé au centre du modèle de Mercadona. Il s'agit de lui offrir des « produits de qualité maximale à des prix toujours bas ». Le tout dans des magasins de proximité, dont la taille moyenne (toujours entre 1.300 et 1.500 mètres carrés) permet d'être au coeur des villes.
La qualité à prix distributeur
C'est là qu'entre en scène la deuxième clef du succès de Mercadona : le très fort développement de sa marque de distributeur (MDD), dans un pays considéré comme le paradis des marques blanches. Mais, chez Mercadona, pas de discount en vue. Le packaging est soigné. « Les produits de Mercadona se vendent avec les yeux ! Rien à voir avec ces horribles pouces jaunes d'autres rayons discount, qui crient "je suis pauvre" », note un expert de la grande distribution. Mercadona réussit la prouesse d'économiser jusqu'au dernier centime sur le packaging tout en soignant son attractivité. Par exemple, la suppression du satiné sur les bouteilles de lait a permis une économie annuelle de 2,6 millions d'euros !
L'enseigne rejette l'appellation de « marque blanche », préférant parler de « marque propre » qu'elle décline sous quatre appellations (Hacendado pour l'alimentaire, Deliplus pour les soins et les cosmétiques, Compy pour les animaux et Bosque Verde pour les produits d'entretien). « Nous n'aimons pas parler de marque blanche car ce terme est identifié à un produit de mauvaise qualité. Or la qualité est très importante pour nous », insiste-t-on chez Mercadona. Certains produits sont devenus de véritables best-sellers en Espagne, comme la fameuse crème pour le corps à l'huile d'olive, vendue pour 1,65 euro ! Mercadona est aussi connu pour avoir été la première enseigne à lancer une ligne de produits sans gluten. La légende - fausse mais tenace -veut que l'une des quatre filles du fondateur soit allergique au gluten. Autant de produits qui véhiculent l'image de qualité d'une enseigne qui ne fait pas de publicité.
Evidemment, une telle exigence suppose une pression importante sur les « inter-fournisseurs » (« interproveedores » en espagnol), un néologisme inventé par Mercadona pour nommer les fabricants de ses MDD. « Mercadona fait un cahier des charges très contraignant à des producteurs et, en échange d'une quasi-exclusivité ou en tout cas de prix excessivement compétitifs, leur garantit des contrats à très long terme, explique Luis Simoes. C'est presque une intégration verticale. » De fait, entre Mercadona et ses interfournisseurs, les relations sont nouées à vie, là où les autres distributeurs passent des accords d'une année ou deux.
« Mercadona nous donne une vision à long terme. Ils ont su nous donner confiance pour investir dans la qualité. Il faut qu'on réponde en prix, mais surtout qu'on réponde en qualité du produit. C'est un modèle de distribution unique, mais qui est, à mon sens, la référence en termes d'efficacité commerciale, de satisfaction du client et d'image », louait récemment Marc Senoble, le PDG du groupe éponyme, dans une interview à « L'Yonne républicaine ». Au final, il s'agit encore et toujours de la même culture du travail et de l'effort, que Juan Roig impose à l'ensemble de ses collaborateurs.
Des zones d'ombre
Mais toute success-story a sa part d'ombre. Celle de Mercadona est à chercher dans ses relations avec les grandes marques. Très puissant en Espagne - 90 % des foyers espagnols font des achats chez Mercadona au moins une fois dans l'année -, l'enseigne peut se permettre d'imposer ses desiderata.« Les marques nous rapportent divers abus de concurrence déloyale : une mauvaise place dans le linéaire, la suppression d'une référence même si elle a le taux de rotation suffisant, l'imposition de marges bien plus élevées que sur les MDD, l'interdiction de réaliser des promotions, des copies, l'obligation de réaliser des produits d'une taille spécifique rendant difficile la comparaison avec les prix des distributeurs concurrents », rapporte sous couvert d'anonymat un expert régulièrement en contact avec les grandes marques. L'année dernière, la Commission nationale de la concurrence a dénoncé ces pratiques répandues chez tous les distributeurs, mais apparemment plus fréquentes chez Mercadona.
L'abus le plus visible est celui des copies. Cette année, à peine une semaine après que Danone eut sorti son yaourt glacé, Mercadona disposait déjà en rayon de son équivalent MDD... Les exemples, nombreux, font grincer des dents les grandes marques. En 2008, Mercadona a tout simplement supprimé du jour au lendemain 1.000 références (dont 400 de sa marque propre). Ayant très tôt vu venir la crise, Juan Roig a souhaité se recentrer sur l'essentiel, en éliminant les produits jugés superflus, comme par exemple la purée de tomates enrichie en calcium. Mais cette simplification cache aussi une volonté de limiter au maximum la présence des marques. « S'ils pouvaient virer toutes les marques, ils le feraient », s'amuse un bon connaisseur de l'enseigne.
Parvenu au sommet, Mercadona a désormais trois grands défis à relever. Premièrement, la relève.« Cette boîte, c'est Juan Roig, juge Luis Simoes. C'est un homme, peut-être visionnaire, qui a une vision simple et cohérente de ce que doit être la distribution et l'applique depuis trente ans de façon complètement indépendante, uniquement en fonction de ses choix et avec des gens qui sont disciplinés à l'extrême. » La question de la succession est taboue au sein de l'entreprise, où travaille l'une de ses quatre filles. « Il est encore très jeune », se contente-t-on de répondre au sujet de Juan Roig, né il y a soixante-trois ans...
Deuxième challenge : l'internationalisation. Mercadona en parle depuis des années, sachant pertinemment que sa croissance en Espagne est bientôt terminée. Très présent dans quasiment toutes les régions espagnoles, il ne lui reste à conquérir que la Galice et le Pays basque. La rumeur - démentie par des sources internes -dit qu'il aurait acheté un petit distributeur italien... Enfin, troisième et dernier défi, « continuer à enchanter ses clients », explique un consultant, qui estime que la qualité des produits n'est pas toujours à la hauteur de leur image. Une alerte sanitaire, cet été, sur plusieurs produits cosmétiques a pu semer le doute...
Source: Les Echos (http://goo.gl/yzyMh)
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